Kagemusha est le film qui suit Dersou Ouzala dans la filmographie d'Akira Kurosawa. Le thème du double, explicite dans Kagemusha ("L'ombre du guerrier", c'est son double), était déjà central dans Dersou Ouzala. En effet, Vladimir y explorait la Taïga, pour y découvrir son double, Dersou, sillonnant lui-même la forêt depuis des années. La découverte fascinante du double s'accompagnait d'un abandon total de la famille pour Vladimir, dont on ne découvre que dans l'épilogue qu'elle existe. Kagemusha montre aussi le choix du double, de l'ami qui nous reflète parfaitement, au détriment du fils, du lien du sang.

On pense, en voyant le comédien Tatsuyai Nakada interpréter deux rôles, à savoir un Seigneur et son sosie, à Toshiro Mifune, l'acteur culte de Kurosawa et dont le cinéaste s'est séparé depuis Barberousse. Le Seigneur semble être en effet inimitable, comme Mifune, et toujours adoré après sa disparition. Kagemusha accompagne l'action d'un autre discours, sur l'interprétation, et sur le théâtre permanent des apparences.

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Ici, le schéma Situation-Action-Situation, celle qui régit le cinéma de l'Image-action selon Gilles Deleuze, est respectée. La menace est celle, classique, des guerres de clan. Mais, comme Deleuze l'analyse dans L'image-Mouvement, Akira Kurosawa fait durer l'attente, dans tous ces films. Dans Kagemusha,à la suite de la mort du véritable Seigneur, Shingen, le temps s'arrête tandis que son sosie, le "Kagemusha", apprend à prendre sa place. Cet apprentissage repousse le combat. Le sosie cherche à comprendre : qu'est-ce qui fera de lui un vrai Seigneur ? Et, plus grande encore, la question : qu'est-ce qui fait une identité propre ? Une question métaphysique, qui travaille en profondeur le film épique qu'est Kagemusha. Refusant d'abord d'être un autre, le "Kagemusha" devient progressivement l'ombre de Shingen. Il devient définitivement Shingen quand il fait fasse aux cadavres de ceux qui sont morts pour Shingen... donc, pour lui, puisque Shingen est mort et qu'il l'a remplacé ! C'est dans cette scène centrale, du combat nocturne, que Kagemusha devient Shingen.

Tant qu'il était un leurre, un sosie purement physique, Kagemusha était accepté. Quand il se prend pour Shingen, il est rejeté. Mais se prend-il seulement pour Shingen ? N'est-il pas, plutôt, Shingen réincarné ? Voilà peut-être le sens véritable du mot "réincarné" : un mort ramené à la vie par un vivant adoptant sa manière d'être et de penser. Kagemusha/Shingen est donc chassé de son royaume, et ses dernières volontés ne sont pas respectées par son fils. Le sosie réapparaît alors lors des dernières batailles, en spectateur impuissant : son visage est grisâtre, maquillé. Il est plus que jamais Shingen, mort et vivant à la fois. Et, dans l'image final, Shingen et son double ne fond qu'un, l'un rejoignant l'autre dans la mort.

On voit comment, au-delà du récit épique, historique et guerrier, Kurosawa teinte son oeuvre de fantastique et de métaphysique. La quête du double rappelle William Wilson, la nouvelle d'Edgar A. Poe. Un des projets avortés d'Akira Kurosawa était l'adaptation d'une nouvelle de Poe, Le masque de la mort rouge...

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Kagemusha présente d'ailleurs une scène de rêve, extrêmement picturale, préfigurant son film Rêves. Le sosie s'y voit poursuivit par Shingen. D'abord effrayé, c'est lui qui poursuit ensuite Shingen, en vain. Ce rêve incarne donc le changement psychologique en cours chez le sosie, qui commence à courir après l'image de Shingen. Le rêve préfigure également la fin, puisque le sosie met les pieds dans le marécage, avant de se réveiller. La fin du film le montre plongeant dans l'eau, mort. Une eau extrêmement bleue, un corps tâché d'un sang pictural rouge vif, qui évoquent l'abolition de la frontière rêve-réalité, et celle de la vie et la mort en même temps.

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On notera l'usage du téléobjectif, marque du style Kurosawa, particulièrement frappant dans Kagemusha, notamment lorsque Shingen semble réapparaître à ses troupes pour la première fois grâce à l'arrivée du sosie. La célébration est marquée par un chant, et par cette sensation de vitesse, vertigineuse, donnée par l'usage du téléobjectif (la distance de la caméra accentuant l'impression du déplacement). Charles Tesson, dans son livre sur Akira Kurosawa, évoque l'ombre de John Ford sur les scènes de cavalcades de Kagemusha,qui se métamorphosent en scènes à la Eisenstein, façon Alexandre Nevski,dans le choc de certaines images comme celles des montagnes de cadavres à la fin du film.

Nicolas, le 04/11/2016, merci à Marc !

Séance 15 - "Kagemusha"

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