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Ciné-Club des Esthètes de la Rue Truffaut

6 décembre 2017

Séance 37 - La Honte

Tourné du 12 septembre au 23 novembre 1967 sur l’île de Faro où vivait Bergman, La Honte est une nouvelle exploration de la peur après L’heure du loup. Cette fois, le cinéaste montre comment cette peur fait ressurgir notre bassesse. Ce conflit extérieur, imaginaire, rappelle le pays inventé du Silence, avec une langue incompréhensible.

On retrouve donc dans La Honte l’opposition entre le monde, d’un côté, et l’intime, de l’autre. Mais cette fois, c'est comme si le cinéma de Bergman était inversé : l'intime est envahi par le monde extérieur. Les personnages ont eu beau vivre sur une île, dans un décor clos, le conflit mondial s'invite chez eux. Et c'est au coeur de ce conflit extérieur que le couple vivra son propre conflit intime. Tant et si bien que l'on peut imaginer cette guerre comme une métaphore de leur guerre amoureuse. Mais ce choix est laissé au spectateur. Car Bergman soigne ses scènes de guerre, à la fois impressionnistes et très réelles.

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La "honte", c'est peut-être celle du personnage masculin. Un personnage gauche, dont la maladresse est parfaitement jouée par Max Von Sydow dont la grande taille sert cette fois à en faire un grand dadais ridicule. Le burlesque s'invite de temps à autres dans le film, parenthèse étonnante à des moments dramatiques : alors que le monde est à feu et à sang, Jan n'ose pas tuer l'une de ses poules, puis finit par tirer mais la poule reste immobile, seine et sauve. Les multiples gags autour de la voiture jamais réparée participent aussi de ce mélange de tons.

La "honte" de Jan, c'est aussi son côté couard, son absence d'engagement dans le conflit. Le Maire, Jacobi, critique ces artistes qui sont comme "sacrés", privilégiés en ces temps de chaos. Eva a honte de son mari Jan pour son manque de courage. Mais elle a peut-être elle aussi honte de devoir livrer son corps à l'ennemi pour s'en sortir.

Finalement, dans La Honte, l'île n'est plus synonyme de huis-clos intime comme dans les films précédents de Bergman, mais de confrontation violente entre l'intime et le monde. L'actre central du final est consacré à une suite de scènes de guerre, inquiétantes et impressionnantes. N'oublions pas que Bergman, s'il a fait essentiellement des films intimistes, est aussi un immense admirateur du cinéma de John Ford.

Ce sera le décor final de la barque en pleine mer qui deviendra le lieu de la rêverie et du monologue, seul vrai moment de tirade exprimant les songes du personnages comme on en voit d'habitude plus souvent chez Bergman. On retrouve relégué en conclusion ces motifs visuels traditionnels du cinéaste : un paysage fondu dans un visage (l'océan sur le visage de Liv Ullman), deux visages fondus en un par leur posture (ceux de Von Sydow et Ullman) et une tirade d'1 minute 30, tout droit sortie de la psyché du personnage.

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Nicolas le 8/12/2017, merci à Karine et Alexander !

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19 octobre 2017

Séance 36 - Persona

Persona

Persona s’ouvre sur une introduction de 6 minutes, de pure abstraction, en apparence : un projecteur, une grande lumière, une araignée, un film muet, un dessin animé, un sexe en érection, une morgue, un agneau sacrifié, un clou planté dans une paume (le Christ ?), un enfant apparemment mort puis réveillé et lisant, se succèdent…

On retrouve là l’influence du surréalisme chez Bergman, qui apparaît fréquemment dans son cinéma, des rêves du vieil homme dans Les fraises sauvages aux délires de l’écrivain dans L’heure du loup. Certaines de ces images ont des teintes religieuses : le clou dans la main, l'agneau sacrifié, mais aussi l'araignée - Dieu était une araignée dans A travers le miroir.

Pourtant, ces moments d’abstractions sont toujours reliés, chez Bergman, à l’intériorité des personnages. Certes, Persona est probablement le film le plus décousu de Bergman, pourtant ses images abstraites peuvent trouver leur explication.

C’est que Bergman cherche toujours, avec le cinéma, à rejoindre l’intériorité des personnages par l’abstraction. Déréaliser le monde – par exemple, par un jeu sur les lumières blanches, qui "crament" l'image, ou plus tard les fondus au rouge dans Cris et chuchotement ; ou bien encore, en plaçant les personnages sur une île comme dans A travers le miroir ou loin de la ville dès Monika – permet aux personnages de se lâcher, de se livrer, de nous faire accéder à leurs pensées intimes. L’apogée des films de Bergman tient souvent en une longue tirade, parfois en regard-caméra : moment de grâce de l’acteur que cherche aussi là Bergman, qui considérait son travail de metteur en scène de théâtre comme son premier et véritable métier, le cinéma étant à ses yeux secondaire. Ce rapport entre l’abstraction du monde et l’intériorité des personnages, Gilles Deleuze en fait le concept cinématographique appelé « abstraction lyrique ».

Mais avec le diptyque Persona-L’heure du loup, deux films qui se succèdent en 1966 et 1968, Bergman explore l’intériorité de personnages eux-mêmes perdus. Que donne l’exploration de la psyché, des sentiments, d’un personnage, quand ce personnage a les idées confuses ? Un film difficile à saisir, à la limite de l’expérimental. Bergman dira de Persona : « Je sens aujourd’hui que dans Persona je suis arrivé aussi loin que je peux aller. Et que j’ai touché là, en toute liberté, à des secrets sans mots que seul le cinéma peut découvrir. »

Avant Persona, Bergman tombe malade, atteint d’une pneumonie, en pleine écriture de L’heure du loup. Ce projet, initialement intitulé « Les cannibales », est mis de côté : il deviendra L’heure du loup, film sur un artiste sombrant dans la folie. Persona, initié après mais réalisé avant, peut être vu comme le film de la rémission. Rémission qui passe par la création.

Bergman dira : « J'ai dit un jour que Persona m'avait sauvé. Ce n'était pas une exagération. Si je n'avais pas trouvé la force de faire ce film là, j'aurai sans doute été un homme fini... Pour tenter de trouver l'inspiration, j'ai joué au petit garçon qui est mort, mais malheureusement il ne peut pas être tout à fait mort, car il est tout le temps réveillé par des coups de téléphone. Le début est un poème sur la situation qui a donné naissance à ce film. J'ai donc dégagé les éléments essentiels. Il y a un liseré blanc tout autour. Les personnages n'occupent pas tout l'écran, ils sont inscrits dans la blancheur. »

Persona et L’heure du loup partagent une atmosphère fantastique et inquiétante. Les deux films expriment, en somme, l’impossibilité d’un personnage à saisir le monde extérieur, à mettre en adéquation son intériorité avec le monde. Le monde est vu comme incompréhensible, terrifiant, dans le téléviseur : des images et des sons d'une immolation au Vietnam envahissent le personnage et la laissent abattue. Les images sont commentées en anglais, autre signe d'une impossibilité à saisir le monde extérieur - comme les problèmes de langue dans l'hôtel du Silence. Plus tard dans Persona, Elisabet contemple la photo de l'enfant du ghetto de Varsovie, dont elle scrute les détails, visages, mains, armes. Est-il possible de comprendre les Hommes, quand ils sont si monstrueux ? Est-ce le monde dans son ensemble qui est fou et incompréhensible ?

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C'est aussi, pour nous spectateurs, notre impossibilité à saisir l’intériorité du personnage qui est en jeu. Ce rapport passe, chez Bergman, par les fondus, les surimpressions, entre visages et paysages. Mais aussi, entre un visage et un autre. Qu’exprime l’image célèbre du visage composé des deux personnages, Alma et Elisabet ? Le rapprochement de deux intimités, comme les deux sœurs du Silence ? Une relation vampirique ? La diffraction d’une personnalité en deux, schizophrène, comme semble le reprendre plus tard Mulholland drive de David Lynch ? Alma et Elisabet ne sont-elles qu'une seule identité, celle d'une actrice qui aurait pour confidente imaginaire une infirmière ? L'échange de costumes (bandeau et haut noirs) vers la fin du film en laisse l'indice également.

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Source: Externe

Vampir, 1893, Edvard Munch

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Notons que l'image de la main se griffant les veines, vers la fin du film, ainsi que plusieurs mentions sur le suicide dans les dialogues, pourrait laisser penser aux dernières rêveries d'une femme commettant un suicide, hantée par la culpabilité et l'impossibilité d'être elle-même. On retrouverait alors l'aspect métaphorique du Septième sceau, avec un personnage symbolique : Alma, "l'âme".

L’abstraction lyrique, l’image-affection : concepts Deleuziens

Dans la décomposition du mouvement faite par Deleuze, inspirée par les concepts de Bergson, il y a l’image-affection. Si l’image-action c’est le cinéma classique hollywoodien, l’image-affection est une zone cherchée par plusieurs cinéastes différents, selon Deleuze : du suédois Ingmar Bergman à l’italo-américain Vincente Minnelli, en passant par le français Robert Bresson. Comment saisir le songe, le rêve, l’hésitation, les peurs, bref les affects ? Pour définir ce cinéma là, Deleuze utilise le terme d’abstraction lyrique (un terme emprunté à un mouvement pictural, dont Jackson Pollock est le plus célèbre exemple). Et pour mieux définir ce cinéma de l’abstraction lyrique, Deleuze le compare à l’expressionnisme : à l’opposition, à la lutte de deux valeurs (dans l’expressionnisme), succède une alternative. « L'esprit n'est pas pris dans un combat, mais en proie à une alternative. Cette alternative peut se présenter sous une forme esthétique ou passionnelle (Sternberg, Sirk), éthique (Dreyer, Garrel) ou religieuse (Bresson), ou même jouer entre ces différentes formes (Bergman). » (voir l’excellent site de Jean-Luc Lacuve : https://www.cineclubdecaen.com/analyse/histoire06abstractionlyrique.htm)

En passant par le gros plan, le visage, en s’intéressant aux sentiments, ces cinéastes de l’abstraction lyrique sont les premiers à rendre le monde plus « abstrait ». En effet, le filtre des sentiments, des impressions, transforme le monde extérieur. Dans la comédie musicale, l’amour, ou le rêve du succès, fait chanter les acteurs et transforme les figurants en danseurs.

Le pendant plus dramatique de ce cinéma se situe chez Bergman, Dreyer, Bresson. Dans ce cinéma, tout passe par les affects du personnage, et le monde est perçu partiellement, et parfois même déformé. D’où le choix de certains décors chez Bergman : des îles, ou des maisons, deux formes de huis-clos qui isolent les personnages de la réalité du monde extérieur.

Dans Persona, on voit cette impossibilité de comprendre le monde extérieur par les images d’actualités montrant l’immolation d’un moine bouddhiste.

Bergman, selon Deleuze, pousse « l’image-affection à l’extrême » : il va « jusqu’à l’effacement de l’individuation ». Le film semble entrer si profondément dans les affects, qu’il ne reste plus que les peurs du personnage. Le visage devient l’écran, le visage est un paysage, et non plus une identité précise.

Dans Persona, cela mène au vertige : le personnage, tellement enfermé dans ses affects, ne sait plus qui il est, et les visages se superposent.

Deleuze dit de Bergman qu’il fait exprimer à ses personnages tout ce qu’il y a à exprimer, il faire « vivre aux visages leur étrange révolution », jusqu’à « les effacer ».

Sur le son (Michel Chion)

Dans son livre Un art sonore, le cinéma, Michel Chion consacre un petit chapitre au ronronnement du projecteur (page 402). Une donnée oubliée aujourd’hui, à l’ère du numérique. Pourtant, nombre de cinéastes ont utilisé ce bruit, qui emplissait les moments de silence, pour en tirer des idées sonores. Dans Persona, l’ouverture duplique immédiatement le bruit du projecteur, à l’écran. On peut y voir l’annonce d’un film sur la création (le projecteur, comme un moteur qui se lance, comme si le film naissait sous nos yeux) ; ou aussi, une volonté de créer un effet de dédoublement sonore (projecteur de notre salle et projecteur de la bande sonore), qui rejoindrait ainsi le dédoublement de la figure féminine dans Persona.

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Michel Chion évoque aussi le bruit de la goutte d’eau dans ce prologue (p.164) : au temps du muet, « le montage avait sens de réunion. Il composait une liaison logique. » « Dans le parlant, le son suffit de lui-même à composer entre les images une unité d’espace (…), la fonction de séparation de la coupe visuelle est mise en évidence » (par le son). « Dans le prologue de Persona, le son d’égouttement régulier d’un invisible robinet noue ensemble, au sein d’un même espace et dans une seule coulée temporelle, des plans fixes parfaitement distincts montrant des portions de corps, de visage, puis le corps entier d’un petit garçon sous un drap ».

Michel Chion évoque également, dans son ouvrage (p.294), le jeu exécuté par certains cinéastes avec l’idée de répétition. « Tout le monde sait depuis longtemps que ce que nous voyons et entendons à l’écran est un choix parmi plusieurs prises (…) d’oùm la résonnaisance particulière des scènes de films où un personnage redit la même phrase ou les mêmes mots, comme si le tournage du film refaisait surface ». Il y a, par exemple, la scène culte de Robert De Niro/ Travis Bickle, devant son miroir, cherchant à parfaire son « You’re talking to me ? » (Taxi Driver). Mais, écrit Michel Chion : « l’exemple le plus frappant est la scène de Persona donnée identiquement deux fois, sous deux angles de caméra différents avec le même texte, quand Bibi Andersson révèle à Liv Ullmann les sentiments que celle-ci ne veut pas dire. Une scène qui n’a peut-être pas été sans influencer Mulholland drive, lorsque celui-ci fait rejouer deux fois le même texte à Naomi Watts, avec deux options de jeu radicalement différentes ».

Cet effet de répétition rejoint l’idée de mise en abyme de la création dans Persona : bruit du projecteur en début de film, ou pellicule brûlée faisant soudainement disparaître Alma et le plan tout entier. Une mise en abyme toujours présente dans le cinéma de Bergman, mais habituellement comme lieu de passage vers un monde plus abstrait, comme une entrée dans le rêve. Persona reste de plain-pied dans le rêve, la rêverie, la confusion onirique… et donc le jeu de mise-en-abyme est permanent. Citons, entre autres, un dernier effet de regard lancé au spectateur, celui d'Elisabet tournant son objectif d'appareil photo vers le hors-champ, donc vers le public, avant de prendre en photo Alma à l'opposé du cadre.

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Enfin, Michel Chion parle de « récit non iconogène », chez Bergman, et cite l’exemple de Persona. Au cinéma, écrit Michel Chion, nous sommes habitués à des récits « iconogènes » : lorsqu’un personnage se met à raconter, nous nous attendons à voir des images apparaître, à ce que le récit prenne forme visuellement. « Nous y sommes tellement préparés, que lorsque sur l’écran n’apparaît pas ce que les mots évoquent, et que l’on reste seulement sur le visage du conteur et les réactions de son auditoire, cela devient un événement, un effet en soi : l’effet du récit non iconogène ».

« Lorsqu’il s’agissait d’un certain type de récit osé, il fut un temps où l’on pouvait attribuer cette discrétion de l’image à des limites tracées par la censure ou la bienséance : lorsque l’infirmière Alma raconte, dans Persona, une orgie et qu’elle le fait en termes – suédois – tellement crus que les sous-titres français eurent longtemps pour tradition de les adoucir, sur l’image nous voyons seulement Alma et l’actrice qui écoute, Elisabet Vogler, sans aucune visualisation. »

Nicolas le 19/10/2017, merci à Pauline, Karine, et Alexander !

14 septembre 2017

Séance 35 - L'heure du loup

Source: Externe

L'île des morts, 1880-1886, Arnold Böcklin

Source: Externe

Film très énigmatique, aux motifs fantastiques (l'île des morts, le château hanté, le dédoublement...), L'heure du loup est aussi un film très autobiographique pour Bergman, qui le commence sous le titre des "Cannibales" avant d'arrêter pour cause de pneumonie. Après son passage à l'hopital, il écrit Persona, film sur la rémission, pour reprendre finalement "Cannibale" après, sous le titre de "L'heure du loup".

Pour apporter de la distance à ce film trop personnel, Bergman tourne des séquence de mise en abyme, avec récit du personnage d'Alma en regard-caméra, mais aussi des interactions avec l'équipe, des séquences de coulisses, dont il ne garde finalement que le son de l'équipe technique au générique de début.

La mise en abyme chez Bergman vient déréaliser le monde, le rendre plus artificiel, pour mieux permettre aux fantasmes et aux sentiments des personnages de "remplir" l'écran, comme une peinture. Ainsi, le souvenir/rêve du petit garçon prend les allures d'une toile blanche, surexposée et sur-contrastée.

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Si l'on devait trouver un fil rouge à L'heure du loup malgré son aspect très surréaliste, cela pourrait être l'histoire d'Alma, cherchant à pénétrer les songes de son mari artiste torturé. Tout au long du film, Alma espère "devenir comme lui", par l'amour, s'en "approcher". C'est le motif récurrent des visages collés, des deux visages qui ne font qu'un, chez Bergman.

Ainsi, Alma écoute la description des personnages qui peuplent les fantasmes de son mari dans l'une des premières séquences : la vieille femme au chapeau, l'homme-oiseau, l'homme-araignée... Dans l'une des scènes qui suit, alors qu'ils semblaient seuls sur l'île, l'un de ces personnages apparaît à Alma. C'est la vieille femme au chapeau, qui incite Alma à regarder le journal intime de son mari sous le lit. La première scène "rêvée" du film appartiendrait donc à Alma, mais il pourrait s'agir d'un rêve éveillé provoqué par le récit des délires de son mari la veille au soir (Alma pourrait avoir connaissance de la cachette du journal intime de son mari). A partir de la lecture de ce journal, Alma a accès à toutes les rêveries de son époux, et le film devient alors un songe partagé, dans lequel Alma tente de démêler les hantises de Johan.

Les spectres de l'île pourraient incarner les différents traumas et peurs de Johan, issus notamment de son enfance - le "professeur à la baguette" mentionné au début, et surtout le récit douloureux du souvenir d'avoir été battu par son père. La peur de l'homosexualité (peut-être de sa propre homosexualité) s'incarne également avec l'homme aux lunettes, et le maquillage féminin dont Johan est recouvert à la fin du film.

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Enfin, ce groupe de "spectres" évoque également le public lui-même, souvent sollicité ou "regardé" frontalement au cours du film. A la fin, lorsque Johan s'apprête à faire l'amour avec Veronica, il lève les yeux vers nous/vers la caméra. Veronica dit "ne les regarde pas". Le contre-champ montre les habitants du château s'esclaffer en regardant cette scène intime. Ultime hantise de l'artiste Bergman, être disséqué par des spectateurs et critiques. La peur de livrer son intimité au grand public à travers ses oeuvres.

Le surréalisme, Bergman l'avait déjà abordé dans Les fraises sauvages aux travers des séquences de rêves du vieil homme, avant de l'abandonner plutôt dans les films suivants. Persona et L'heure du loup sont deux films à nouveaux très surréalistes et expérimentaux.

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Source: Externe

Ces deux oeuvres, peut-être les plus oniriques de Bergman, ont pu influencer David Lynch. Persona et Mulholland drive entretiennent plusieurs liens, mais L'heure du loup réapparaît dans Twin Peaks et Fire Walk With Me, avec la vieille Mrs Tremond et le journal intime. Lost Highway reprend les délires d'un artiste torturé ayant potentiellement commis un crime conjugal, et se cachant sous un masque - dans L'heure du loup, après avoir tiré sur sa femme, Johan se retrouve maquillé et l'un des fantômes lui dit "vous êtes vous et en même temps pas vous". Le Baron évoque le Mystery Man de Lost Highway par son allure inquiétante, visage blanchâtre sur costume entièrement noir.

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Nicolas le 14/9/2017, merci à Gianlo et Alexander !

7 septembre 2017

Séance 34 - Le Silence

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A travers le miroir, Les Communiants, et Le silence furent présentés par Bergman comme une trilogie sur "L'Homme et Dieu". Le silence, c'est le silence de Dieu, a dit le cinéaste. Pourtant, le film ne semble pas évoquer directement cette question. Dieu semble absent dès le départ, et le film montre les personnages prisonniers dans leur solitude.

Gilles Deleuze définit le cinéma de Bergman par le concept "d'abstraction lyrique", fondé sur la quête de "l'image-affection". Par le gros plan, figure de style majeur de son cinéma, Bergman cherche à sonder les affects des personnages. Ses films atteignent un point où les sentiments, d'abord enfouis, se déversent. Mais, pour le permettre, le monde doit être déréaliser. Monika et son amant doivent se rendre sur une île pour laisser aller tous leurs sentiments, l'amour, la peur de l'avenir... ; A travers le miroir se déroule, pour la première fois dans la filmographie de Bergman, entièrement sur l'île Faro ; dans Les communiants, la tempête de neige rend le monde extérieur irréel, et un lever de soleil "crame" la pellicule pour plonger le personnage dans une peinture abstraite blanche pendant quelques secondes. Le Silence se déroule dans un monde irréel, dans un pays fictif, où les trois personnages principaux ne comprennent pas la langue.

Par cette impossibilité de communiquer, les personnages se retrouvent enfermés, et n'ont plus que leurs propres sentiments, leurs tourments, avec qui discuter. Bergman, en coupant les personnages du monde extérieur (un hôtel devenu une sorte de manoir hanté), permet alors à ses personnages de livrer leurs monologues intérieur. C'est le thème de l'incommunicabilité qui le permet, paradoxalement : Anna, après avoir fait l'amour avec un homme dont elle ne comprend pas la langue, dit "je suis heureuse que tu ne me comprenne pas". Ainsi, elle peut lui livrer tous ses sentiments sur sa soeur, sans en avoir à rougir. Or, au terme de ce monologue, elle découvre que sa soeur était dans la pièce d'à côté et a probablement tout entendu.

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Dans ce monde étranger où les personnages ne peuvent pas communiquer, un mot cependant est compris de tous : "musique". Pas étonnant, lorsque l'on sait que Bergman disait que le cinéma est avant tout proche de la musique, plus que de tout autre art.

Dans Le silence, Bergman coupe ses personnages du monde et déréalise celui-ci à la fois par l'image et le son. Par l'image, ce sont les longs plans-séquences, suites de panoramiques et de travellings qui nous font perdre nos repères. Le décor de l'hôtel est changeant, semblant constitué de plusieurs demeures différentes. Il semble même se confondre avec la rue, lorsque l'enfant se cache derrière un recoin pour uriner.

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Le travail sonore du film consiste d'abord à nous plonger dans un silence pesant, cassé par quelques sons surprenants.

Michel Chion dans son livre Un art sonore, le cinéma, note qu'un séquence du film reprend un procédé du cinéma muet : montrer un objet qui vibre pour suggérer le son (page 14). C'est la scène du verre qui vibre, suggérant le tremblement des lieux. Au temps du muet, un lustre qui bougeait indiquait la présence d'un personnage à l'étage supérieur, par exemple, dans nombre de films. Autre hommage, visuel, au cinéma muet : l'enfant prend une posture de vampire et son ombre chinoise au-dessus des escaliers rappelle Nosferatu.

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Michel Chion parle aussi de l’arrivée du son magnétique comme facteur déterminant dans des effets sonores du cinéma moderne. « Le bruit du tank, dans le Silence, semble être un produit du son magnétique : c’est un mille-feuille, un composé de plusieurs couches sonores enregistrées indépendamment, ce qui permet à Bergman de jouer dramatiquement avec ses variations, et de faire entendre, quand le véhicule repart, un autre son qu’à son arrivée. » (page 92) Le tank roule de manière tout à fait régulière et continue, mais le son « brinqueballant et essoufflé du moteur nous le fait voir comme au bord de l’épuisement ».  (page 191)

Michel Chion propose le concept de « creusement » sonore : lorsque ce qui est dit fait émerger d’une manière particulière ce qui ne l’est pas. « Par exemple, alors que les personnages parlent, quelque chose se présente à eux qui fait événement, qui n’est pas ordinaire, mais qu’ils n’incorporent pas dans leur discours ». Dans Le Silence, « un char d’assaut bruyant et isolé s’arrête la nuit, insolite, spectaculaire, inquiétant, devant l’hôtel où logent un petit garçon et sa tente : dans la conversation qu’ils engagent, ni l’un ni l’autre ne parlent de ce char quand il arrive, quand il est stoppé devant leur chambre, quand il repart. » (page 342)

Michel Chion note que Le silence fait partie d’une longue liste de films qui commencent par un train en marche. Il voit cela comme « un bruit fondamental », bruit continu et fluctuant, comme un bruit « fondamental », qui donne naissance au film par sa mise en action. Le film avance ensuite comme un train. (page 403)

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Bergman joue aussi visuellement l'analogie du cinématographe avec le train : le défilement des images à l'extérieur, derrière la vitre, rappelle celui de la pellicule. Rêve et cinéma ne font qu'on. Bergman, par ailleurs, utilise fréquemment le motif de la mise en abyme dans ses films, et notamment les troupes de théâtre. C'est le cas ici avec la troupe de nains. On peut y voir une manière de rendre le monde extérieur plus abstrait, plus irréel, d'en faire un théâtre où les personnages pourraient se tourner vers le spectateur et se lancer dans un long monologue intérieur.

La troupe de nain apparaît dans l'hôtel et dans un théâtre, où Anna est d'ailleurs témoin d'une scène de sexe qui semble directement issue de ses fantasmes.

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Nicolas le 8/9/2017, merci à Karine, Alexander et Mathieu !

31 août 2017

Séance 33 - A travers le miroir / Les communiants

 

"Notre travail commence avec le visage humain. La possibilité de s'approcher du visage humain est l'originalité première et la qualité distinctive du cinéma".

- Ingmar Bergman, Les Cahiers du cinéma octobre 1959

 

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A travers le miroir

En 1961, Bergman sort du succès de La source, Le 7ème sceau, et des Fraises sauvages, trois films questionnant la mort et l'au-delà. Bergman est alors reconnu internationalement grâce à ces derniers films. Avec A travers le miroir,Bergman entame une phase plus sombre. Pour les médias, les trois films à venir A travers le miroir, Les communiants et Le silence sont vendus comme une "trilogie" sur "L'Homme et Dieu".

Si Bergman reniera A travers le miroir plus tard, lui trouvant nombre de défauts (que pourtant le film n'a pas !), c'est bien avec ce film que Bergman se penche pour la première fois sur la psychose. C'est aussi son premier "film de chambre", tourné avec peu d'acteurs dans un lieu unique. Et ce lieu, c'est l'île de Faro, où il tourne ici pour la première fois. Faro deviendra le décor de six de ses films, et le lieu où vivra Bergman jusqu'à sa mort.

Avec A travers le miroir, Bergman dit souhaiter abandonner les effets stylistiques, et pour lui, c’est la comédienne qui fait le film : Harriett Anderson. Il veut épurer un maximum son découpage et s'approcher au plus près de son visage.

Gilles Deleuze voit en Bergman un cinéaste de l'abstraction lyrique. Un cinéma de "l'image-affection", qui se concentre sur le mouvement de l'âme, le mouvement de l'affect, avant toute prise de décision, avant toute action. Par le gros plan sur le visage, Bergman cherche à sonder l'âme des personnages. Le monde autour d'eux devient abstrait.

On voit bien dans A travers le miroir le rapport entre la nature, l'océan, les plans larges, et les gros plans nombreux de visage, l'enfermement sur soi-même.

En somme, deux motifs préfigurent le cinéma de Bergman : les visages et les paysages de nature. Le cinéaste les fait s'enchaîner bien souvent par fondus ou surimpressions. En somme, la nature devient l'expression abstraite des tourments des personnages. Et les visages, eux, deviennent immenses au point d'être un paysage, paysage de sentiments.

 

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Quand Karin commet un acte fou (un acte incestueux avec son frère), quelque chose "explose" en elle. Le montage nous mène brusquement à une trombe de pluie, sur fond noir. Avec le volume sonore des trombes d'eau, l'effet d'explosion est souligné. L'image reste quelques secondes en surimpression avec le frère et la soeur s'embrassant, les cheveux du frère semblant se transformer en flaque noire.

 

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Dans une autre scène, la folie de Karin prend forme sur le mur d'une chambre, par une fissure noire et des reflets lumineux. Le plan succède à un gros plan du visage de Karin.

 

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Pour Deleuze, ce qui est essentiel dans l'abstraction lyrique, c'est que l'esprit n'est plus en proie à un combat (comme dans l'expressionnisme, entre bien et mal), mais à une alternative. Karin peut vivre dans un monde ou dans l'autre : le monde social, ou le monde des hopitaux. Elle doit faire un choix. C'est l'attente de ce choix, l'hésitation, sa tentative de vivre dans le monde familial sur l'île, qui fait la force d'A travers le miroir.  

Les communiants 1963

Jacques Aumont, dans son livre sur Ingmar Bergman, écrit à propos des Communiants :

« Le cinéaste l'a souvent dit : c'est à ses yeux le film charnière par excellence, celui où il dit adieu à la religion et à la foi où tranquillement il se déclare incroyant et irréligieux. C'est dans sa construction, le plus classique de Bergman. Unité d'action, de temps et presque de lieu : en quelques heures, un dimanche, et de l'une à l'autre des deux églises dont il a la charge, un pasteur perd et retrouve la foi au prix d'un homme et peut-être d'une renonciation définitive à l'amour. Et comme dans le théâtre classique, les actions violentes ont lieu dans les coulisses n'existant pour nous que racontées : les plaies saignantes de Marta, le suicide de Jonas. »

Dans Les communiants, Bergman s'approche au plus près des visages des acteurs. Cherchant à explorer les "micro-mouvements" du visage (comme l'écrit Deleuze), les protagonistes en oublient qu'ils parlent et se livrent.

En s'approchant ainsi des visages, Bergman parvient à capter presque magiquement leurs monologues intérieurs. Quand les personnages de Bergman se lancent dans de longs dialogues, se sont leurs sentiments les plus profonds qui rejaillissent. Ces dialogues n'existent pas dans la "réalité" ; ils sont l'intériorité des personnages.

Marta comme Tomas, dans Les Communiants, tournent leurs visages en quasi regards-caméras, naturellement (là où Monika du film du même nom tournait son regard de manière provoquante, volontairement, dans l'oeil de la caméra).

 

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Pour obtenir ces instants de confession, Bergman doit s'approcher au plus près des visages, mais il doit aussi rendre le monde extérieur abstrait. La réalité n'existe plus, elle est une peinture. On le voit dans Les Communiants : la lumière du soleil augmente au point de "cramer", de saturer l'image de la caméra dans un aplat de blanc.

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Plus tard, c'est une lettre qui prend forme visuellement en un gros plan irréel, de la lectrice, Marta, en regard-caméra. Ce gros plan de visage, monologuant face caméra, c'est l'expression directe des sentiments cachés de cette femme. Par un système d'enchassement, de poupées russes, ce monologue contient un flash-back : un gros plan sur le visage de Marta priant puis montrant ses mains pleines d'eczema. Le montage nous ramène ensuite au "gros-plan-lettre". Enfin, retour au réel : Tomas replie bruyamment et vivement les lettres, irrité par ce flot d'émotions qui cherchent à le contaminer.

 

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Nicolas, le 31/08/2017, avec l'aide de Karine et Alexander

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2 août 2017

Séance 32 - Buster Keaton "Le Mécano de la General", "Sherlock Jr.", "Seven Chances"

Introduction

Joseph Keaton Junior alias Buster Keaton, né en 1895 dans le Kansas, et mort en 1966 à Hollywood, est le fils d’acteurs de cabarets. La légende veut que, à sa naissance, le bébé Joseph Keaton ait dégringolé les escaliers et que Harry Houdini, présent ce jour là, ait déclaré : « What a Buster ! ». Ainsi serait né son surnom.

Mais peut-être est-ce une invention de ses parents, qui entraînent leur fils dès l’âge de 5 ans sur les pistes du cirque. Buster Keaton commence à tourner dans des films dès 1917, et réalise ses propres longs-métrages dans les années vingt. Casse-cou et flegmatique, il est surnommé « L'homme qui ne rit jamais ».

Charles Chaplin fut toujours admiratif de son concurrent, et il le fera tourner dans son film Les feux de la rampe en 1952 où ils jouent deux clowns vieillissants.

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Buster Keaton : l'image-action classique dynamitée par le burlesque

« Charlot se débrouille dans l’existence par toutes sortes de moyens astucieux, voire roublards. Keaton affronte carrément, calmement, sereinement l’adversité. Tous les éléments sont contre lui. Il ne se décourage cependant jamais. Il est héroïque Keaton sera chauffeur de locomotive, maître à bord ; Charlot, quand il utilise le train, voyage sous les boggies, passager clandestin ».

- Pierre Etaix

Gilles Deleuze présente Buster Keaton (p237 de L’image-Mouvement) comme celui qui a imposé le burlesque à la forme de l’image-action, contre toute probabilité, provoquant alors le surréalisme particulier de son cinéma. Selon Deleuze, le cinéma de l’image-action suit un personnage issu d’un milieu, qui doit sauver son milieu, fait face à des épreuves, et les différents grands moments de ces films sont ceux où le héros fait face à l’épreuve : comment va-t-il rentrer en action ? Il y a un « écart » entre le héros et l’épreuve qui lui fait face : comment va-t-il combler cet écart ?

Buster Keaton reprend cette formule, en la tournant à l’éclat de rire. De part sa frêle silhouette, et son visage morne, il n’est pas le héros idéal du grand film d’action. Et d’autre part, ses épreuves sont souvent gigantesques. L’improbabilité de l’action, soudain réalisée, nous stupéfait et nous fait alors rire – quand le frêle Buster parvient à voltiger dans les airs, échappant à un cyclone, apparemment sans effort et sans s’en rendre compte. Ce dernier élément sera repris à l’avenir comme contrepoint comique de nombre de blockbusters, tels les Indiana Jones de Spielberg.

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Source: Externe

Pour Gilles Deleuze, Keaton est donc le seul burlesque de son époque à s’inscrire dans les codes du Grand classicisme (des westerns, des films d’aventures), pour mieux en rire. Chaplin, lui, inventera une autre forme, que Gilles Deleuze appelle la petite forme de l’Image-Action : au lieu d’aller d’épreuve en épreuve pour sauver un « milieu », Charlot vagabonde de milieu en milieu, balloté, les découvrant comme un enfant.

Buster Keaton, lui, affronte des bandits, des hors-la-loi, des bêtes féroces. Il va même jusqu’à parodier directement David Wark Griffith, le père du classicisme hollywoodien, dans l’un de ses premiers films : Les Trois Ages, où il reprend la structure d’Intolérance de Griffith, qui se déroulait à travers 3 époques, pour en faire un film burlesque.

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Eric Rohmer décrit sa vision du Mécano de la General, dans Positif en 1994 : « à la seconde vision, je n’ai pas ri du tout. (…) Ce que je dis n’a rien d’une réserve. (…) Le rire, le comique étaient là, non plus en soi, pour moi, mais comme dirait le philosophe, en soi pour soi, latents dans le film, et faisaient place à une impression de grandeur épique que je voulais maintenant savourer seule. Impression que je n’avais trouvée, et que je n’ai trouvée depuis, qu’auprès de Griffith et Murnau. Ce sont eux trois qui m’ont ouvert les secrets d’une des opérations capitales de la mise en scène cinématographique : l’organisation de l’espace ».  Rohmer poursuit : « le rire que suscite Buster Keaton est de la même nature que celui provoqué par un jeune enfant prenant au sérieux une tâche qui est apparemment au-dessus de son âge et de ses possibilités. Un enfant qui cherche à faire la grande personne. (…) Il n’accomplit que les mouvements exigés par l’action. Buster est toujours au travail. Charlot, au contraire s’ingénie à ne rien faire ou à saboter sa tâche. (…) Ce moralisme de Keaton lui a aliéné jadis l’intelligentsia qui lui préférait l’anticonformisme, le nihilisme de Chaplin. Rien de corrosif ici. Pas de critique de la société établie mais, sous le respect et les égards qu’on lui témoigne, celle-ci ne laisse pas moins apparaître ses contradictions. La croyance du héros en la pureté d’un idéal chevaleresque se heurte à la dureté constitutive du monde des choses et des hommes. »

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En inscrivant le burlesque dans « la Grande Forme » (l’Image-Action), Keaton fait alors du héros « un point minuscule englobé dans un milieu immense et catastrophique, dans un espace à transformation : vastes paysages changeants et structures géométriques déformables, rapides et chutes d’eau, grand navire qui dérive sur la mer, ville balayée par un cyclone, pont s’écroulant à la manière d’un parallélogramme qui s’aplatit… » (Deleuze, P.237 de L’image-Mouvement)

Keaton lui-même parle de son goût pour les plans d’ensemble : « Quand j’ai un gag qui a une certaine ampleur, je déteste recourir au gros plan. Je m’efforce de conserver des plans éloignés et de faire progresser l’action. Quand j’utilise le découpage, je vais jusqu’au plan moyen, quand les personnages apparaissent en pied. Les gros plans coupent l’action et ce genre de coupure peut empêcher le rire ».

Dans Le Genre comique, Francis Ramirez écrit : « ce corps apparaît comme non sécable, on n’a pas envie de définir Keaton par un jeu de jambes, de bras, par une démarche, par un port, mais comme un tout, un bloc, un corps complet. C’est, semble-t-il, le sens profond, c’est-à-dire le sens plastique, de cette fameuse impassibilité du visage. Contenant la mimique, fuyant le rictus outrancier et le rire, un tel visage participe pleinement du corps. »

Selon Robert Benayoun, le regard de Keaton, émanant du visage de face ou de profil, tantôt voit tout, dans la position du périscope, tantôt voit loin, dans la position du guetteur (Le regard de Buster Keaton, de Robert Benayoun). C’est un regard fait pour les grands espaces.

Le Mécano de la General

Dans ces grands espaces surgissent le burlesque, tantôt spectaculaire(l’écrasement du train et l’inondation dans Le Mécano de la General), tantôt issu d’un élément de l’image (toujours dans le même film, la lame du sabre qui vient s’enfoncer dans le dos de l’ennemi), comme le rappelle Deleuze.

Ce rapport du tout petit héros à la grandeur du monde, passe aussi par les machines. Nos héros parviennent à faire fonctionner l’immense locomotive en l’alimentant avec de tous petits morceaux de bois, dans Le Mécano de la General. Deleuze écrit : « le rêve de Keaton : prendre la plus grande machine du monde pour la faire marcher avec de tous petits éléments, la convertir ainsi à l’usage de chacun, en faire la chose de tout le monde ». La Croisière du Navigator forme ainsi un diptyque avec Le Mécano de la General.

Jacques Lourcelle écrit dans son Dictionnaire du cinéma : « En même temps qu’un burlesque d’une totale maîtrise, le film est une grande fresque d’aventures où la beauté géométrique de la mise en scène, pleine de symétrie et de parallélismes, suffirait à elle seule à captiver le spectateur ».

Seven Chances

Stéphane Goudet analyse une séquence de Seven Chances où un fondu enchaîné résume le déplacement de Keaton. « La voiture n’a pas bougé d’un pouce, seul le décor a changé. Le fondu enchaîné nous épargne le temps du démarrage de la voiture, la sortie en trombe sur la droite, le plan suivant un instant vide sur le domicile de la promise et l’entrée de la voiture sur la gauche (…). La voiture traverse l’espace, gagne du temps par l’immobilité. Cheval ou voiture, à pleine vitesse ou immobiles : les deux moyens de locomotion employées se répondent : l’un très lent, s’autorise tous les détours (y compris sur les murs où il est peints les quatre fers au sol), l’autre est décrit comme presque trop rapide pour l’œil humain. On songe à la colère des dieux où René Magritte peint une voiture, censée être en mouvement, surmontée d’un cheval suspendu au pas de course ».

Source: Externe

Jacques Lourcelle écrit sur Seven Chances dans son Dictionnaire du cinéma : « Comme dans certains de ses courts-métrages (Cops), le personnage de Keaton est l’emblème de l’un perdu au milieu du multiple, est ce minuscule individu vulnérable que la masse indifférenciée de ses contemporains (et contemporaines) étoufferait, ravagerait, piétinerait, si une flamme providentielle d’énergie ne l’habitait et ne lui permettait d’échapper à ces dangers mortels. Comme dans beaucoup de films de Keaton, les éléments naturels semblent se liguer aussi contre lui et la séquence de l’avalanche est une des plus grandioses de son œuvre. Ici, le rire et la peur, l’insolite et le suspense s’unissent pour engendrer, en une demi-heure de pure beauté cinématographique, un poème visuel auquel seule la dynamique fantastico-réaliste du cinéma peut donner sa double et véritable dimension : celle d’un affreux cauchemar mais aussi celle d’une splendide odyssée humaine et supra-humaine ; Dans cette optique, l’avalanche est pour ainsi dire le prolongement logique de cette autre catastrophe naturelle à progression rectiligne que constitue la terrifiante ruée des femmes derrière Keaton ».

Deleuze fait lui aussi l’analyse du rapport entre changement du décor et immobilité du personnage dans Sherlock Junior : « Ou bien encore le gag-trajectoire est obtenu par changement de plan, l’acteur restant immobile : ainsi dans la séquence célèbre du rêve de Sherlock Junior, où les coupures font se succéder le jardin, la rue, le précipice, la dune de sable, le récif battu par la mer, l’étendue neigeuse, et redonnent enfin le jardin (de même le trajet par changement de décor en voiture immobile) ».

Sherlock Junior

Comment Buster Keaton élève-t-il le burlesque au niveau de la Grande Forme de l’Image-Action ? Il emploie plusieurs procédés, dont l’un d’eux est « le gag-trajectoire », comme l’analyse David Robinson (dans La revue du cinéma n234, décembre 1969). Ce sont ces moments où Buster fonce comme une fusée, sans s’arrêter. Le gag-trajectoire mobilise alors tout l’art du montage rapide.

Deleuze rappelle que les autres burlesques, y compris Chaplin, ont des poursuites et des courses extrêmement rapides, « mais Buster Keaton est peut-être le seul qui en fasse de pures trajectoires continues. » « Sans montage, en un seul plan de Sherlock Junior, Keaton passe par une trappe sur le toit du train, saute d’un wagon à l’autre, attrape la chaîne d’un réservoir d’eau qu’on aperçoit dès le début, est entraîné sur la voie par le torrent d’eau qu’il déclenche, et s’enfuit au loin, tandis que deux hommes arrivent et se font inonder ».

Ce genre de plan-séquence, traversé d’un gag-trajectoire ininterrompu, influencera là aussi Spielberg quand il souhaite donner de l’humour aux aventures d’Indiana Jones, notamment en introduction de La Dernière croisade avec le Jeune Indy (sur un train, ce qui rappelle Le Mécano de la General). Autre influence notable, Jackie Chan, modernisant le mélange du burlesque et de l’épique de Keaton à l’aire des blockbusters.

Mais Buster Keaton, s’il s’inscrit dans le classicisme de l’image-action pour le tourner au burlesque, trouve là aussi une forme de grande modernité, presque avant-gardiste. On sait qu’il sera aimé des surréalistes, et que Beckett tournera un film avec lui.

Deleuze note (dans son II tome sur le cinéma moderne, l’image-temps, page 102), que Buster Keaton « qu’on présente parfois comme un génie sans réflexion, est peut-être le premier à avoir introduit le film dans le film. Une fois, c’est dans Sherlock Junior, sous la forme d’une image en miroir ; une autre fois dans Le caméraman, sous forme d’un germe qui passe par le cinéma direct, même manié par un singe ou par un reporter, et constitue le film en train de se faire ».  Il est amusant de voir que Keaton réalise Le Caméraman en 1928, et que, en URSS, Vertov sort son film expérimental L’homme à la caméra en 1929. N’oublions pas que dès 1923, Keaton introduisait la parodie, le méta-film, avec Les Trois Ages, reprise burlesque de Intolérance de Griffith.

De même, Deleuze écrit (toujours dans L’image-temps, page 78), que « si le cinéma américain a saisi au moins une fois le statut de l’image-rêve, ce fut dans les conditions du burlesque de Keaton, en vertu de son affinité naturelle avec le surréalisme, ou plutôt le dadaïsme, avec la scène du rêve de Sherlock Junior. » (Deleuze rapproche cette scène de Sherlock Junior aux images fluctuantes, enchaînées par association d’idées et d’images librement, du travail de Bunuel et Dali dans Un chien andalou et de la modernité cinématographique à venir).

Dans son Dictionnaire du Cinéma, Jacques Lourcelle écrit quant à lui : « Sherlock Jr. Est l’un des plus étonnants long-métrages du grand comique. Keaton ne cherche pas dans ce film à maîtriser géométriquement l’espace ni à réaliser des prouesses physiques (sauf dans la séquence de la poursuite à moto). C’est au niveau du récit et de l’invention des gags que ses principales innovations ont lieu. Keaton élabore une intrigue où l’univers du rêve existe au même titre que la réalité et s’entrecroise avec elle par le moyee d’une fiction dans la fiction, d’un film dans le film. Keaton anticipe sur les narrations les plus risquées de Bunuel et Sherlock Jr. n’a rien à envier à La rose pourpre du Caire de Woody Allen. »

Pas étonnant que Buster Keaton soit le héros du seul film réalisé par Samuel Beckett et intitulé… « Film ».

Notons que Sherlock Jr., s’il se déroule entre onirisme et la mise en abyme, se termine tout de même par une traditionnelle poursuite spectaculaire, le réveil du héros, et le but ultime habituel, le baiser de sa bien-aimée.

4 juillet 2017

Séance 31 - Monika

Le cinéma de Bergman peut se subdiviser en grandes périodes :

1 - 1946 - 1950 - Premiers films, thèmes en gestation

Influence par Roberto Rossellini, Marcel Carné et Julien Duvivier, Bergman signe ses premiers films, où le thème du couple et les questionnements existentialistes transparaissent déjà notamment dans Prison (1949) et La Soif (1949).

2 - 1950 - 1955 - Amours de jeunesse et érotisme

Les films de cette période donnent la part belle aux portraits de jeunes femmes, et aux tourments sentimentaux et érotiques de la sortie de l'adolescence vers l'âge adulte. Jeux d'été, 1950, Monika, 1952 ; L'attente des femmes, 1952, La nuit des forains, 1953, Sourires d'une nuit d'été, 1955.

3 - 1957 - 1963 - Questionnement de la Mort et de la présence ou l'absence Dieu

Le septième sceau, Les fraises sauvages, Le visage, L'oeil du diable, La source, A travers le miroir, Les communiants, Le silence

4 - 1966 - 1970 - Névroses modernes

Intimité et dé-réalisation du monde se mêlent dans Persona (1966), L'heure du loup (1967), La honte (1997), Le rite (1968), Une passion (1969), Le lien (1970).

5 - 1972 - 1977 - Face à face des visages

Cris et chuchotements, Scènes de la vie conjugale, Face à Face, Sonate d'automne

6 - 1972 - 2003 - Les derniers films, romanesques et historiques

De la saga télévisuelle Fanny et Alexandre à Saraband.

 

Monika, le film du regard-caméra

 

Pour Gilles Deleuze, Ingmar Bergman créé un cinéma des sentiments en s'approchant au plus près des visages de ces acteurs et actrices. La figure du gros plan est majeure chez lui. Un cinéma de "l'image-affection", qui se concentre sur les mouvements de l'âme. Le visage, chez Bergman, se fond au paysage - littéralement, par fondus enchaînés, dans Monika. L'âme est comme le flux et le reflux de la marée, comme les variations du soleil et des nuages... Des sentiments saisis en gros plan, le cinéma de Bergman s'ouvre sur les paysages et tend à "l'abstraction lyrique".

 

Au début de Monika, la caméra de Bergman coupe le jeune amoureux, Hari, du monde extérieur à plusieurs reprises. En gros plan, rêveur, il est klaxonné à l'arrière-plan par les voitures qu'il bloque. Puis, il est saisit sur fond noir en train de regarder son amoureuse Monika rentrer chez elle.

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Au centre du film, l'expédition de Monika et Hari montre les visages des deux amants se fondre dans la beauté de la nature. Leurs émotions sont vives comme le courant de l'océan, comme les rayons du soleil. Monika bouillone de rêves (elle se voit en mère au foyer entretenue, toujours aussi amoureuse de Hari dans des années, sans avoir à travailler). Son bouillonnement intérieur se fond dans une image de feu de bois, comme si ses rêves étaient voués à partir en fumée.

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Dans la dernière partie, Monika de retour à la ville n'est plus heureuse. Tandis que son mari et père de sa fille travaille, elle séduit un homme dans un bar. C'est le célèbre gros-plan en regard-caméra. Monika se tourne vers nous. Le décor se tamise et devient noir. La musique du juke-box est couverte par une note inquiétante. Monika nous dévisage, et son expression devient comme celle de la Joconde. Que signifie son expression ? Nous défie-t-elle ? Ou s'apprête-t-elle à pleurer ? A-t-elle honte ? ... Avant tout, elle semble nous dire : et maintenant, que dois-je faire de ma vie ?

 

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Pour Alain Bergala, "ce regard est fondateur du regard de discrimination des spectateurs entre eux. A chaque spectateur, Monika demande personnellement : "soit tu restes avec moi, soit tu me condamnes et tu restes avec mon gentil mari". Jusqu'à présent tout le monde adhérait au personnage de Monika : elle a pris toutes les initiatives alors que son compagnon est plutôt falot. Mais, cette fois-ci, elle veut quitter cet homme, petit bourgeois, gentil, travailleur et économe qui lui fait mener une vie qu'elle ne supporte pas plus que son ancienne condition de prolétaire. Elle n'aime pas son enfant. Elle décide de coucher avec le premier homme venu pour que la rupture soit définitive, qu'elle puisse quitter son mari et son enfant.

Chaque spectateur doit se décider et prendre un parti qui n'est pas celui de son voisin, de son ami ou de sa femme. Il ne s'agit pas d'une petite transgression mais d'une date fondatrice du cinéma moderne qui éprouve une phobie envers la direction du spectateur où tout le monde passerait en même temps par la même compréhension, la même émotion, où il n'y a pas de dysfonctionnement dans la gestion collective des spectateurs.

Le plan est prémédité. La lumière du jour provenant de la vitre du café est rendue avec des projecteurs. Bergman éteint progressivement cette lumière du jour pour ne garder qu'un rapport d'intimité avec Monika. Bergman est à la limite de l'obscène : l'actrice fait une passe avec le spectateur".

Jean-Luc Godard écrit à l'époque dans les Cahiers du Cinéma :

"Il faut avoir vu Monika rien que pour ces extraordinaires minutes où Harriet Andersson, avant de recoucher avec un type qu'elle avait plaqué, regarde fixement la caméra, ses yeux rieurs embués de désarroi, prenant le spectateur à témoin du mépris qu'elle a d'elle-même d'opter involontairement pour l'enfer contre le ciel. C'est le plan le plus triste de l'histoire du cinéma."

 

Nicolas le 4/7/2017, merci à Karine et Alexander !

 

1 juin 2017

Séance 30 - Fire walk with me

Transposition de l'univers télévisuel créé par David Lynch et Mark Frost pour le grand écran, Twin Peaks Fire walk with me marque un tournant dans la filmographie du cinéaste. Si le film perd peut-être du charme de la série, du mélange des genres de celle-ci, et oublie de nombreux personnages secondaires, il permet à David Lynch de faire un pas de plus vers l'effrayante puissance visuelle qui aboutira aux cauchemars que sont Lost Highway, Mulholland drive et l'extrême Inland Empire.

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Dans ce passage du petit écran à la toile des salles obscures, on est frappé par la volonté de créer des sensations encore plus fortes que celles que proposait la série. La première image du film est celle, brillante, d'une télévision détruite d'un coup de hache. Si le film naît de l'écran de télévision, il s'en émancipera néanmoins. Cette image en forme de clin d’œil exprime peut-être le ressentiment de Lynch vis-à-vis du monde de la télévision. Les conflits qui peuvent exister entre un créateur et des financiers seront d’ailleurs l’objet de nombreuses scènes de son futur film Mulholland drive. Au-delà de ce clin d’œil, la neige du téléviseur prend une ampleur plus grande dans le reste du film : elle est associée au monde mystique, celui des créatures comme Bob et l’homme d’un autre monde, qui communiquerait avec notre dimension par « l’électricité ». Quand Laura sombre, dans la drogue et la dépression, elle commence à avoir des « flashs » neigeux, comme si quelqu’un utilisait une télécommande pour brouiller sa réalité environnante.

Avec Fire walk with me, David Lynch semble vouloir se réapproprier sa création. Twin Peaks fut une étoile filante, un show brillant et adulé, très vite arrêté. A la fin de la saison 2, Lynch revient aux manettes du dernier épisode, un chef d’œuvre de surréalisme et de terreur. Mais le cinéaste est trop amoureux du monde qu’il a créé avec Mark Frost. Les deux auteurs de la série veulent réaliser un film. Mark Frost veut qu’il s’agisse d’une suite, consacrée à Dale Cooper. Lynch, lui, veut revenir en arrière sur les Sept derniers jours de Laura Palmer. Frost cède, et laisse David Lynch écrire lui-même le scénario qu’il a en tête. Mark Frost ne sera pas coscénariste du film, laissant humblement sa place à un autre coéquipier de la série d’origine, Robert Engels.

Et, comme pour mieux marquer cette réappropriation, le premier dialogue du film est hurlé par Gordon Cole, joué par David Lynch lui-même. Le film s’ouvre sur une enquête menée par deux agents du FBI, que nous n’avons jamais vu dans la série, l’agent Desmond et l’agent Stanley (incarnés par Chris Isaak et Kiefer Sutherland). Lynch prend le contrepied des attentes des spectateurs. Cette première partie du film s’éternise en dehors de Twin Peaks, à Deer Meadow, lieu du meurtre de Teresa Banks. Deer Meadow est tout l’inverse de Twin Peaks : c’est une ville triste, avec des habitants peu chaleureux. Et pourtant, cette idée même colle à la série, dans laquelle toute chose a un double, et bien souvent, un double maléfique… Deer Meadow est bel et bien un miroir de Twin Peaks. On y trouve aussi un « diner », le Hap’s Diner, reflet inversé du chaleureux Double R de la série. La patronne, Irene, une blonde d’une cinquantaine d’années, comme Norma Jennings, en est pourtant le double opposé : peu séduisante, peu aimable, peu souriante. Le commissariat de Deer Meadow possède aussi son shérif, son adjoint, et sa secrétaire. Mais ils présentent une méfiance et un affront tenaces vis-à-vis du FBI. Enfin, Teresa Banks est la victime inverse de Laura Palmer : personne ne la pleure, personne ne vient chercher son corps. 

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Cette relégation de la première partie du film à deux nouveaux enquêteurs tient probablement au refus de Kyle MacLachlan d’être associé à son personnage de Dale Cooper, juste après l’arrêt de la série. Les négociations furent difficiles, et comme l’acteur l’explique lui-même aujourd’hui, il avait à l’époque du ressentiment envers Lynch pour avoir quitté le navire de la série en cours de route. Un ressentiment regretté, excusé, qui donnera lieu à la réconciliation de 2017 : la saison 3 de Twin Peaks 25 ans plus tard. D’autres difficultés s’ajoutèrent, comme l’absence de Lara Flynn Boyle pour reprendre le rôle de Donna, la meilleure amie de Laura.

Mais, depuis Dune, David Lynch sait faire face aux problèmes de production, et fait de ses faiblesses une force. Donna est incarnée par une nouvelle actrice, Moira Kelly, qui parvient à campée la Donna du début de la série (encore parfaitement innocente). Quant à la présence réduite de Kyle MacLachlan, elle permet au cinéaste de faire apparaître Dale Cooper au compte-goutte, comme un Dieu lointain qui surveillerait Laura Palmer à distance. Dale Cooper apparaît à la fin de la première partie (avec, quelques secondes, son thème musical fétiche au saxophone), venant annoncer l’apparition de Laura et le retour à Twin Peaks, par ces mots : « le tueur va encore frapper, mais je ne sais ni où, ni quand ». Ellipse, musique célèbre de la série : l’image donne la réponse et affiche le panneau d’entrée de la ville de Twin Peaks.

Vidéo - Le sens de l'improvisation chez Lynch :

comment un technicien apparu dans le champ devint "Bob", l'esprit maléfique de Twin Peaks

Petit à petit alors, Fire walk with me pose les pierres qui mènent jusqu’à la série Twin Peaks et créent le lien avec l’œuvre d’origine. Revoir, à posteriori, le film puis la série prouve la grande cohérence de la démarche. Les témoignages de la série – ceux de James, Donna, de la Dame à la Bûche – sur ce qu’ils ont vu ou entendu la nuit du meurtre se retrouvent incarnés dans la dernière partie du film. D’autres détails sont soigneusement posés : Bobby marche en effectuant une danse étrange et ses camarades l’imitent, tout comme dans le pilote de la série ; Donna parle de James avec, déjà, de l’amour dans la voix (et Laura, d’un regard, a tout compris) … Le tout, film et série, constitue un corpus complexe et mythologique.

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Source: Externe

Le journal dans la série, seule trace de Laura après sa mort

Source: Externe

Devenu objet réél, Le Journal secret de Laura Palmer, livre écrit par Jennifer Lynch, publié entre la saison 1 et 2

Fire walk with me entretien aussi un rapport étroit avec Le Journal secret de Laura Palmer, le livre écrit par Jennifer Lynch (fille du cinéaste) entre la saison 1 et 2 de la série. Par son ton intime, la grande émotion dégagée par les souffrances de l’adolescente Laura Palmer, et l’effroi des visions qui l’assaillent, le livre annonçait Fire walk with me. Le film est en effet un drame bouleversant, bien plus que la série. Un nouveau leitmotiv y est placé, celui des « anges » (après les « hiboux », dans la série). La jeune Laura est obsédée par leur présence ou leur absence. Un tableau dans sa chambre représente un ange – il disparaît du tableau au cours du film. L’adolescente s’interroge avec son amie Donna, sur ce qui adviendrait si l’on tombait dans l’espace : on irait de plus en plus vite, jusqu’à l’explosion, et les anges ne pourraient rien pour vous car ils ont disparu depuis longtemps… Mais, à la fin du film, Lynch vient apporter une touche finale apaisante autant que bouleversante à l’histoire de Laura Palmer, en lui faisant apparaître un ange dans l’au-delà. Une fin cosmique qui renvoie à celles de tous ses précédents films (Eraserhead montrant Henry retrouvant sa chanteuse du radiateur dans un paradis blanc tandis qu’elle chante In Heavens Everything is Fine ; ou bien encore John Merrick, dans Elephant Man, qui retrouve sa mère dans les étoiles…). Image douce au terme du chemin de croix vécu par Laura Palmer et éprouvé avec elle par le spectateur. 

 

Les scènes cosmiques chez Lynch (spoilers dont Twin Peaks Saison 3 !) :

Les anges dans Fire walk with me :

Cette descente aux enfers donne à Laura Palmer le don de voir le monde « caché » sous notre monde visible. Fire walk with me multiplie à la puissance dix les apparitions de créatures de l’au-delà, déjà présentes par petite touche dans la série. Le dernier épisode de la série, réalisé par Lynch, annonçait se tournant – il se déroulait quasiment entièrement dans la Black Lodge, hantée par Bob et l’Homme venu d’ailleurs, et par les fantômes de Laura et des autres victimes. Le film créé même un pont entre ce dernier épisode et les derniers jours de Laura Palmer, quand celle-ci rêve de Dale Cooper mais aussi d’Annie Blackburn, qui lui dit « Le Bon Dale est dans la Loge, note le dans ton journal ». Laura a accès à une autre dimension, dans lequel passé et futur se confondent.

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« Nous vivons à l’intérieur d’un rêve », dit Philip Jeffries, l’agent du FBI joué par David Bowie. Cet agent semble avoir vécu l’expérience traumatisante d’entrer et sortir de la Black Lodge. Dès lors, toute réalité est abolie. Le rêve est plus réel que le réel. Et Laura, traumatisée par les viols, sombrée dans la cocaïne, ne peut pas observer le réel en face. Elle découvre alors les autres réalités, de force. « Mais Bob est réel » dit Laura a son confident, Harold Smith. « Il m’a depuis mes douze ans ». Avec Fire walk with me, Lynch approfondit l’exploration du mystère du meurtre de Laura. La jeune fille est à la fois victime d’un véritable criminel, mais celui-ci est « possédé » par Bob. Que signifie cette possession ? Bob est l’esprit du mal, qui s’insinue dans les esprits "faibles" ou faillibles, par la peur.

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Par cette folie dans laquelle Lynch nous enfonce, Fire walk with me offre aux interprètes de la série de merveilleux défis. Si certains fans regrettèrent, à l’époque de sa sortie, l’absence de personnages comme Audrey Horne, le film se concentre avant tout sur Laura. Sheryl Lee brille dans son incarnation de la jeune femme. La jeune actrice est poussée dans des extrêmes. Elle « est » Laura Palmer. L’émotion que Sheryl Lee dégage atteint des sommets dans l’une de ses dernières scènes, où elle quitte James. Elle est tantôt cynique, vulgaire, puis soudainement en larmes, puis terrifiée par une ombre dans les bois… Elle saute finalement de la moto de James, l’enlace une dernière fois en hurlant « Je t’aime ! », avant de partir dans les bois. La musique participe de l’émotion : le thème de Laura Palmer, celui de la série, apparaît. Avec ce thème, associé à l’image de Laura partant dans les bois, le personnage rejoint sa destinée : celle d’un cadavre, qui sera découvert le lendemain… dans le pilote de la série. Cette fascinante incarnation de Laura donnera lieu à un texte de Sheryl Lee, poème adressé à son personnage, qui l’a hanté des années. Sheryl Lee restera d’ailleurs pour toujours associée à Laura Palmer, se faisant rare au cinéma après l’aventure Twin Peaks. Dans la bulle la plus proche de Laura, ses parents. Grace Zabriskie et Ray Wise sont également formidables. L’extrême versatilité du jeu de Ray Wise est fascinante, comme elle l’était dans la série.

Avec Fire walk with me, Lynch propose une aventure sensorielle, vécue par le spectateur avec ses personnages. Il tourne le dos à la narrativité, aux petites histoires qui vampirisaient la série (baisse de régime du milieu de la saison 2, par exemple). Comme pour prouver la plus grande puissance du 7ème art, Lynch réalise une œuvre musicale et visuelle surréaliste, mystique. La partition d’Angelo Badalamenti, terrible, aux accents de film noir, nous captive, dès les premières images, et cette hypnose est maintenue par un crescendo de l'étrange. Dans cette noirceur, le film frôle pourtant parfois l’absurde et même un certain humour. Un humour moins léger que celui de la série. Par ses différences avec la série, et par sa complexité, le film en dérouta plus d’un à sa sortie. Hué à Cannes, vivement critiqué par les journalistes et les fans, Fire walk with me est pourtant devenu avec les années un film adoré par certains. Peut-être parce que Fire walk with me était la première pierre du nouveau cinéma de Lynch, celui de Lost Highway, Mulholland drive, Inland Empire. En réduisant l'origine de tous les mystères d'une oeuvre de 30 épisodes en seulement 2h15, Lynch revient à l'expérimentation et la narrativité explosée d'Eraserhead, son premier long-métrage culte, tout en préfigurant sa trilogie des années 2000 autour de Los Angeles. La scène où l’agent Desmond déchiffre les gestes de Lil, la fille aux cheveux rouges, en introduction, semble annoncer la suite du film et expliquer tout son cinéma : il faut chercher à comprendre, mais il restera toujours une part de mystère... c'est la rose bleue (annonciateur de la boîte bleue de Mulholland drive, même dernier élément inexplicable). Plus que jamais Lynch applique sa formule : « On n’est pas obligé de comprendre pour aimer. Ce qu’il faut, c’est rêver ».

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 Nicolas le 01/06/2017

19 mai 2017

Séance 29 - Inland Empire

« Cette chanson a battu les records de longévité sur les ondes. Ce soir, dans toutes les régions Baltes, Un jour gris d’hiver dans un vieil hôtel ». Inland Empire s’ouvre sur cette voix de speaker radiophonique, et sur une image de vinyle qui tourne. Cette image de vinyle, répétée de manière lancinante à travers tout le film, évoque, comme la route serpentine de Mulholland drive, un éternel recommencement. Elle fait écho, aussi, au Jitterbug introductif de Mulholland drive, et au club de jazz de Lost Highway. Trois films miroirs qui semblent se répondre entre eux.

David Lynch tourne Inland Empire aux alentours de l’année 2005, avec une production réduite – essentiellement basée sur ses propres ressources financières, avec l’aide de son épouse productrice Mary Sweeney. Le film est tourné sans scénario complet, et avec une petite caméra mini-DV. Lynch avoue (dans des interviews, et dans le documentaire autour du tournage du film) « ne pas savoir où aller » plusieurs fois lors de la création du film. Un processus totalement libre, très artisanal et qui boucle la boucle avec le premier film fauché du cinéaste, Eraserhead.

Le résultat : un film dans lequel on avance par associations d’images, associations de sons, et associations d’idées, comme un poème surréaliste d’écriture automatique… L’introduction du film en est un bel exemple : nous commençons sur des images de prostitution en Pologne, floutées. Une femme regarde ces images sur un écran, et voit soudain un sitcom avec des lapins en costume. Les images se rembobinent (ou avancent ?), et nous voyons une vieille dame marcher vers une maison. Nous retrouvons cette vieille dame, qui nous mène chez sa voisine, Laura Dern alias Nikki Grace.

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La conclusion du film fonctionnera sur le même mode d’associations libres, et, entre les deux, un film en poupées russes : film dans le film dans le film, rêve dans le rêve dans le rêve… David Lynch a totalement suivi son instinct lors de ce tournage, et demande au spectateur de faire de même. En suivant cet instinct, une histoire apparaîtra tout de même. Elle sera différente, bien sûr, en fonction de chaque spectateur.

On peut y voir, par exemple, la véritable histoire d’une femme (la brune, devant son téléviseur), probablement Polonaise, qui trompe son mari et souffre de cette culpabilité écrasante. Peut-être, d’ailleurs, s’est-elle livrée à la prostitution. Elle apprend qu’elle est enceinte. L’annonce à son mari. Or, celui-ci est stérile. La jeune femme vit alors un cauchemar, dans lequel ses interrogations refont surface : faut-il tuer le mari ? tuer le bébé ? se tuer ?

Cette histoire semble être enfouie dans le scénario joué par une actrice Hollywoodienne, Niki Grace. Elle interprète Sue, une femme qui trompe son mari. Et, dans la réalité, Nikki – l’interprète – est est-elle aussi tenté de le faire, avec Devon le comédien qui interprète son amant (Justin Theroux). Le film qu’ils tournent, Quelque part dans les lendemains bleus, est en fait le remake d’un film maudit, jamais terminé, sur lequel les deux interprètes ont été assassinés.

Comment ces deux histoires sont-elles reliées ? Il semble que Nikki, l’actrice hollywoodienne, devienne son personnage dans un long rêve. Et, dans ce rêve, elle rejoint la jeune femme Polonaise. Un rêve en commun. Un motif qui réécrit l’histoire de Mulholland drive, mais aussi celle (véridique) de la relation entre l’actrice Sheryl Lee et son personnage Laura Palmer sur le tournage de Fire walk with me.

Inland Empire utilise, comme Mulholland drive, la figure de la mise en abyme. Mais, cette fois, puissance mille. Cherchant moins à dénoncer l’illusion du rêve américain que dans le film précédent, Lynch cherche surtout à créer un vertige sans fin. Le spectateur se demande en permanence si ce qu’il voit est une scène du film dans le film, ou bien une scène réelle. Lynch utilise avec malice le format DV, évoquant ces images de making-of, de bonus, que nous sommes habitués à voir depuis l’apparition des DVD à l’aube des années 2000. Ce choix du DV donne un sentiment de documentaire à ce film totalement surréaliste. Le DV est aussi parfaitement choisi pour la deuxième partie de l’histoire, celle se déroulant en Pologne : ces images sales évoquent les documentaires sulfureux sur la prostitution, et Lynch réutilise même l’effet de flou des visages au début de son film.

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Pris dans sa recherche de compréhension de l’intrigue, le spectateur s’engouffre dans le monde sensoriel du film. Lynch nous piège comme un hypnotiseur (et un hypnotiseur va et vient dans le film). La voisine, dans l’une des premières scènes du film, semble déjà hypnotiser Nikki. Jeremy Irons, qui incarne le réalisateur du film dans le film, parle de son film comme d’un « monde dans lequel nous allons plonger ».

Dans toute la première partie, cette plongée s’effectue, tandis que le personnage de Nikki devient progressivement son personnage Sue. La plongée est une expérience, éventuellement traumatisante. Jamais les sons de Lynch n’ont autant fait sursauter. On en vient à se demander si le film ne va pas « sortir de ses gonds », voir sortir de l’écran. Peur incarnée par une scène fascinante où Laura Dern contemple son image dans un cinéma, puis voit ce même cinéma dans l’écran. 

Parfois, le cinéaste nous permet une courte décompression par l’humour : c’est tantôt le sitcom des lapins, tantôt un talk show parodique de ceux qui existent sur les chaînes américaines.

Petit à petit, Nikki devient Sue. Sans cesse, dans la première heure du film, une scène que l’on croit réelle s’avère une scène du tournage. Petit à petit, l’esprit vacille : Nikki s’arrête de tourner, et s’adresse à son équipe « on dirait une réplique de notre film ! ». Que se passe-t-il ? lance quelqu’un de l’équipe. Oui, que se passe-t-il ? Qui est cette autre femme qui apparaît, dans un commissariat, un tournevis planté dans le ventre ? S’agit-il de la première interprète de Sue, celle qui est morte sur le précédent tournage ?

La frontière entre Nikki et son personnage s’abolit définitivement au bout d’une heure, quand elle s’enferme dans la maison de carton-pâte du studio, et que celle-ci devient réelle. Le studio de tournage se transforme en jardin. Puis, une lampe émet des flashs lumineux violent, et nous voilà téléporté en Pologne. Transformations, téléportations, disparitions… Le cinéma de Lynch est rempli de Magie, de prestidigitation, et Inland Empire ne déroge pas à la règle. La voisine nous avait prévenu et avait prévenu Nikki : « … et puis, il y a… la magie ! ».

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Le film semble être lui-même un miroir. Après la plongée, la remontée, qui mène progressivement à la fin du film. Nikki refait surface progressivement. Elle tente de rentrer chez elle, à Hollywood : là, la femme brune a pris sa place, et tout le monde la chasse, y compris Devon son collègue comédien. Niki/Sue ne peut émerger du cauchemar, et se retrouve prostituée sur les trottoirs de Los Angeles – à même le Walk of Fame. Dans la scène mythique du film, elle se tue d’un coup de tournevis, et fini là son voyage aux côtés de clochards (encore l’écho de Mulholland drive, dont le film semble être une version double). Mais tout n’est qu’un film, et Nikki se réveille enfin. Pour une fois, la mort n’est pas la dernière solution dans le cinéma de Lynch. Et si Inland Empire était son film le plus positif ? Malgré toute la noirceur de l’expérience, Nikki se relève et retrouve la jeune Polonaise. Elles s’embrassent, et retournent chacune à leur réalité. Peut-être, par le pouvoir du cinéma, Nikki fait-elle revivre la jeune femme ? Les dernières images montrent celle-ci retrouver son mari, accompagné d’un enfant. Tout semble être résolu, et pardonné. A nouveau, les plans s’associent entre eux, et la vieille voisine réapparaît. Et si c’était-elle, Sue ? Venue rendre visite à celle qui interprète son histoire, des années après ? La présence obsédante du vinyle, objet d’une autre époque, pourrait l’indiquer. Le film se termine par des images de danse au son de Sinnerman de Nina Simone, dans une villa de Los Angeles.

C’est toute la beauté de Inland Empire de ne laisser derrière lui que des « et si ? ». Jamais le film ne ferme totalement les portes de l’interprétation. Si bien qu’il peut être très difficile d’accès lors d’une première vision. On peut, à première vue, se dire que Lynch se moque de nous. Mais il n’en est rien : Inland Empire raconte une histoire, émouvante, effroyable, fascinante. A chacun de la reconstituer selon ses projections, mais elle est là, sous-jacente aux images du film. Si le film ne rencontra pas le même retentissement que Mulholland drive, il semble être, au fil des visions, un film non moins important. Sa durée de 2H50, son image artisanale en DV, en font une expérience radicale. Radicale mais envoûtante, grâce à la maîtrise d’illusionniste de Lynch, et émouvante, grâce au casting de haut vol (Laura Dern, encore une fois, est sidérante de bout en bout ; les rôles secondaires sont tous aussi parfaits, mention spéciale à Harry Dean Stanton et Grace Zabriskie).

Nicolas le 20/07/2017

17 mai 2017

Séance 28 - Une histoire vraie

Un film de David Lynch distribué par les studios Disney, qui l’eut cru ? Pourtant, Une histoire vraie a toute sa place dans la filmographie de David Lynch. Le film est relié, d’une part, à Elephant Man et Dune. Comme pour ces deux autres films, la photographie est signée Freddie Francis, célèbre chef opérateur et réalisateurs de classiques fantastiques pour la Hammer dans les années 60 et 70. Freddie Francis donne à Elephant Man, Dune et Une histoire vraie une force classique au cinéma de Lynch. Avec Une histoire vraie, le duo Lynch-Francis lorgne du côté de John Ford, par l’élégante simplicité du cadrage et les décors de campagne américaine envahis par le ciel.

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Une histoire vraie occupe aussi une place dans l’évolution thématique des films de Lynch. Aux premiers films dont l’objet était externalisée (le bébé de Eraserhead, la monstruosité physique de Elephant Man, la forme du film d’enquête de Blue Velvet), Lynch préfère depuis Fire walk with me pénétrer l’esprit de ses personnages. La série Twin Peaks fut probablement ce lieu de passage entre les deux périodes de sa filmographie. Les combats sont désormais intérieurs chez Lynch. Dans Une histoire vraie, tout se joue dans l’esprit du vieil homme Alvin Straight : s’il prend sa tondeuse pour traverser l’Etat, c’est pour régler une culpabilité qui le ronge de l’intérieur.

Pour autant, le monde intime est toujours relié au cosmique. Une histoire vraie s’ouvre sur un plan d’étoiles (un des leitmotivs visuels du cinéma de Lynch depuis l’introduction de son premier film Eraserhead, celle de Dune, la conclusion d’Elephant Man…). Sur ce plan des étoiles, la musique d’Angelo Badalamenti est « cosmique » : une nappe basse laisse place à quelques notes aigues, très simples et bouleversantes, réminiscences du thème de Laura Palmer de Twin Peaks. Du grand tout, on passe à des étendues de blé, puis à un petit village, puis à une maison, puis à une fenêtre. La musique « cosmique » d’Angelo Badalamenti laisse place au silence : le bruit des arbres, du vent, à peine audibles, et une simple note basse très sourde. Le jardin est éclairé comme un tableau de Edward Hopper. Alors, derrière cette fenêtre, un homme tombe. C’est Alvin Straight. Sa mort pourrait passer inaperçue.

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Mais, nous sommes dans un petit village. Et dans ce petit village, l’absence d’Alvin au rendez-vous au troquet perturbe son meilleur ami, qui décide d’aller vérifier ce qu’il fait. Ainsi, Alvin est trouvé au sol, sain et sauf.  Avec Une histoire vraie, David Lynch rend hommage aux petits villages dont il avait montré la face sombre dans Blue Velvet et Twin Peaks.

Le médecin d’Alvin cherche une explication extérieure à son problème, à l’aide d’une batterie de scanners et d’analyses. Mais Alvin est simplement « vieux », et refuse toute aide. Une histoire vraie n’aura de cesse d’accepter la nature, telle qu’elle est. Quand un chevreuil est écrasé, et que la conductrice devient folle de rage et de peine, Alvin ne dit rien… Le chevreuil est mort, alors il est fait pour être mangé. Alvin en fera une brochette. La forme du road-movie du film permet une multitude de saynètes, dont certaines sont consacrées à la simple contemplation de la nature. Lynch est un cinéaste obsédé par les atmosphères, par les « mondes » qu’il va filmer. Une scène du film montre simplement Alvin se réfugier de la pluie sous une grange. Mais cette grange dégage une atmosphère picturale puissante, et suffit à justifier la scène où il ne se passe rien.

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Film le plus sobre du cinéaste, Une histoire vraie multiplie pourtant les images Lynch-éennes, mais jouées sur le mode mineur. Bel exemple que la scène de l’orage, au début du film : les sons de l’orage et l’alternance de flashs lumineux et d’obscurité qu’il provoque rappellent nombre de scènes horrifiques du cinéma de Lynch. C’est la nature elle-même qui joue les effets de Lynch. Et dans cette même scène, le téléphone sonne, annonçant la nouvelle de la crise cardiaque du frère d’Alvin. La quête commence : Alvin partira voir son frère, à bord de sa tondeuse.

Plus tard, une autre image renvoie à Blue Velvet. C’est Rose, la fille d’Alvin, qui contemple l’arrosage automatique de la pelouse, et un enfant qui joue avec un ballon. La nostalgie d’une époque paisible était déjà présente dans Blue Velvet, et dans Twin Peaks. Dans Une histoire vraie, elle est multipliée par le poids des années, et des regrets – on apprendra plus tard que Rose a perdu ses quatre enfants dans un incendie… La même image de pelouse et de jouets d’enfants était convoquée dans Lost Highway, le précédent film de Lynch, avec ce même regard rétrospectif sur lui-même du cinéaste.

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Les incendies, le feu, sont aussi convoqués, comme toujours chez Lynch. Une très belle scène montre la rencontre d’Alvin et d’une autostoppeuse n’ayant trouvé de chauffeur. Les deux partagent à manger autour d’un feu de bois. Le feu est filmé avec insistance. Il évoque, peut-être, les désirs d’Alvin qui ne sont plus que de vieux souvenirs. Peut-être cette jeune femme lui rappelle l’une de ses premières petites copines. Puis, le feu prend une autre symbolique, quand Alvin devine que la jeune femme est enceinte et qu’elle fugue de chez ses parents. Un hibou hulule aussi à cet instant… (les hiboux, qui ne sont pas ce que l’on croit, dans Twin Peaks). Le vieil homme se rappelle alors de l’incendie qui a tué ses petits-fils. Alvin convainc la jeune femme de ne pas rompre avec ses proches, évoquant l’image des brindilles, cassables quand elles sont seules, incassables quand elles sont regroupées. Le lendemain, la jeune femme laissera un paquet de brindilles nouées pour le vieil homme.

Chaque scène d’Une histoire vraie est comme un poème, une ode à la vie, à la simplicité, mais toujours teinté du regard mystique que porte Lynch sur la vie. Le film s’inscrit dans la tradition des grands écrivains américains, à la Heminghway, et reste pourtant un film de Lynch. Un film de Lynch apaisé, ralenti – à l’image de ces plans sur les bandes jaunes de l’autoroute, qui défilaient à 100 km/h dans Sailor & Lula et Lost Highway, et dont l’image est reprise dans Une histoire vraie à 10 km/h ! Une forme d’humour que l’on retrouve souvent dans le film, notamment quand la caméra monte vers le ciel comme pour signifier une ellipse de quelques heures… et, quand elle redescend, Alvin n’a parcouru que quelques mètres !

The Straight Story (A Great Single-Shot That Plays With Audience Expectations) from Cinema Technique on Vimeo.

L’humour est aussi présent par petites touches à la Jacques Tati, cinéaste fétiche de David Lynch, avec des personnages décalés dans les villages croisés tout au long du film. Caissière, vendeurs, tenanciers, sont présentés de manière légèrement décalée, tout comme dans Twin Peaks. On retrouve d’ailleurs l’un des membres du casting de la série dans un rôle très similaire, Everet McGill, passé de garagiste pour voitures dans la série à garagiste pour tondeuses dans Une histoire vraie. Les autres villageois aperçus sont toujours parfaitement incarnés. Ils sont à la fois légèrement grotesques, et pour autant réalistes. Sissy Spacek est également brillante en Rose, la fille d’Alvin, atteinte d’un léger retard mental. Et, bien sûr, Richard Farnsworth en Alvin Straight est touchant de bout en bout, absolument crédible dans son rôle de grand-père issu d’un milieu modeste et de la campagne profonde, participant de la réussite du film.

A cette douceur et cette lenteur viennent contraster des moments de panique, de rapidité, d’emballement. Principalement, cette scène où la tondeuse lâche dans une pente et fonce sur une maison en feu. Il y aussi, précédemment, l’étrange scène où Alvin se fait dépasser par une foule de cyclistes. L’image montre la rapidité des cyclistes, mais le son – presque muet, avec une note de musique éthérée – créé une étrangeté. Comme si Alvin se sentait dépassé, ou fantôme dans un monde qui bouge sans lui.

La figure du fantôme est présente tout au long du film. Alvin, bien des fois, semble au bord de l’autre monde. Le film débute d’ailleurs sur une mort évitée, et l’on pense souvent à cette menace. Une scène montre le passage d’Alvin sur un pont, au-dessus du Mississippi. Une étape attendue dans son voyage, synonyme de l’approche de la maison de son frère. Mais, lors de cette traversée, Alvin se sent mal. La musique devient inquiétante. Le Mississippi devient alors un Styx symbolique. Alvin n’a probablement plus que quelques jours devant lui. Fondu enchaîné, et la scène suivante montre des pierres tombales, la nuit, dans un cimetière près d’une église tout droit sorti d’un film d’épouvante. Alvin est bien en vie, il discute avec un Prêtre, mais le montage a créé d’autres associations d’idées.

La mort flotte donc, tout au long de ce film en apparence très lumineux. C’est aussi la mort du frère, Lyle. Alvin n’a que sa tondeuse pour parcourir les routes : Lyle sera-t-il toujours en vie à son arrivée ? Ne voyage-t-il que pour rendre visite à un mort ? Seront-ils morts tous deux au terme du voyage ? La mort est partout, elle est dans ce chevreuil écrasé, elle est aussi dans les morts évoquées dans des récits : les enfants de Rose morts dans un incendie, l’épouse d’Alvin morte en 1981… Une longue scène est consacrée à une discussion entre Alvin et un ancien combattant de la seconde guerre mondiale, croisé lors de son périple. Filmés simplement en gros plans l’un et l’autre, ils évoquent ces fantômes de leur camarades, qui les hantent tous deux depuis 1945.

Comme son titre français l’intrigue (le titre anglais aussi, mais avec en plus un jeu de mot sur le nom de famille du héros, Straight, c’est-à-dire droit dans ses bottes), le film est donc basé d’une histoire vraie. Et là encore, l’histoire d’un être déjà mort : le véritable Alvin Straight est mort en 1996, et le film sort en 1999. Son film suivant, Mulholland drive, est dédié à une jeune femme morte d’un accident de voiture après le tournage, mais dont la vie semble ressembler à celle du personnage. Le récit des derniers jours de Marylin Monroe fut le projet initial des recherches de Mark Frost et Lynch à la création de Twin Peaks. Lynch semble chercher à re-convoquer la présence d’êtres disparus grâce au cinéma, et à se replonger dans leur esprit lors de leurs derniers jours sur terre.

Nicolas, 19/05/2017

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