Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ciné-Club des Esthètes de la Rue Truffaut
7 avril 2017

Séance 24 - "Blue Velvet"

Comme l'explique David Lynch face aux images d'introduction de Blue Velvet, le ralenti sert à donner un sentiment onirique. Dès le départ, il n'y a pas de frontière entre la réalité (d'un village, qui est filmé), et le rêve (l'atmosphère, au ralenti). Ce sentiment de rêve se transforme. On passe du rêve de ville idéale, au cauchemar. Quelque chose cloche (le robinet). Chez Lynch, c'est le passage d'un monde à l'autre qui compte. Jeffries passera du rêve au cauchemar, mais aussi du "bien" (vision idéalisée de deux adolescents américains amoureux), au "mal" (Frank). Blue Velvet est peut-être le film de Lynch qui s'apparente le plus à un conte initiatique : au terme de ces multiples voyages, Jeffries découvre qu'il n'y a pas le mal "d'un côté" et le bien de l'autre (de la barrière blanche). Mais que les deux forces existent bien en chacun de nous.

Les Mondes de Lynch

Ce passage de mondes à l'autres est crucial chez Lynch. Il se décrit lui-même comme "créateur de mondes". En cela, l'importance des décors de ces films est primordiale, tout comme les décors qu'il a fréquenté dans sa vie.

La ville de Philadelphie, dans laquelle Lynch a fait ses études d'art, donne ses deux premiers longs-métrages : Eraserhead, Elephant Man, qui se déroulent tous deux dans des villes sordides, filmées en noir et blanc, des villes industrielles, étouffantes, sauvages, aux sons oppressants.

Deux oeuvres suivantes sont issues des souvenirs de Lynch du Montana, région où il est né (d'abord à Missoula, puis à Boise). Ce sont les villes de Lumberton de Blue Velvet et Twin Peaks de la série du même nom et du film Fire walk with me. Des villes paisibles, cartes postales du rêve américain, qui cachent en leur sein d'autres mondes enfouis, plus malsains.

Lynch est également l'auteur de deux road-movies, Wild at heart et A straight story qui montrent l'importance des routes, des chemins qui mènent d'une atmosphère à une autre. (il y a aussi les titres, Lost Highway, l'autoroute, et Mulholland drive, la route, et Northwest Passage le titre initial de la série Twin Peaks)

Lost Highway fait un peu la somme de son cinéma passé, mêlant grande ville, petite banlieue, et autoroutes dans le désert. Le film débute dans un loft de musicien - ces séquences sont tournées dans la propre maison de David Lynch ! Plus tard, le film change de personnage et de lieu, et opte pour une banlieue plus "perdue". Reliant ces univers, le désert et ses autoroutes, son hôtel de "l'autoroute perdue", et la mystérieuse bicoque en bois.

Enfin, dans les années 2000, c'est le dyptique sur Hollywood Mulholland drive, Inland Empire. Lynch capte l'atmosphère des beaux quartiers de Los Angeles, et utilise les décors des coulisses de l'industrie cinématographique (studios, agences de casting, bureaux de production), comme labyrinthes oniriques. Il nous fait aussi traverser les quartiers plus glauques, ceux des gangsters, et des sans domiciles fixe (dans les deux films). La route, celle de Mulholland drive, sinueuse, relie toutes ces parties, et surplombe tout Los Angeles. On retrouve aussi l'idée du lieu comme incarnation du rêve : ici, Los Angeles est dans tous les sens du terme lieu du rêve, rêve américain, mais aussi cauchemar dans sa face cachée et peu reluisante. Notons qu'Inland Empire nous téléporte, de façon presque "magique" un peu comme Lost Highway, en Pologne dans les quartiers sordides de prostitution.

Mondes originaires, Mondes dérivés

Cette idée de mondes, les mondes de surface, et les mondes enfouis, rappelle l'idée de "naturalisme" cinématographique, au sens où le décrit Gilles Deleuze dans L'image mouvement.

Dans ce premier tome de ses deux volumes sur le cinéma, le philosophe se base sur Bergson pour trouver des concepts de cinéma liés au mouvement. Selon lui, chaque cinéaste à un rapport au monde et au mouvement, et il y a différents mouvements dans le monde : l’action, c’est un mouvement (le cinéma classique qu’il appelle image-action place ce mouvement d'action au coeur de ses films). Mais il y a un plus petit mouvement : l’affect - avant d’agir on a d’abord un ressenti, l’affect, la peur, la tristesse… et nos émotions sont en mouvement (un cinéma qu’il appelle image-affection ; les drames, mélodrames, mais aussi les comédies musicales où affects deviennent des scènes chantées). Plus petit encore, l’image-perception (Deleuze parle là du cinéma des expérimentations françaises des 30’s).

Et donc, autre mouvement, la pulsion. Le cinéma de l’image-pulsion. La pulsion monte, provient, d’un monde originaire tapi dans l’ombre, qu’on essaye de cacher. Les pulsions sont réfrenées, avant explosion, dans le monde dérivé. C'est le monde social, le monde “réel” en apparence, en fait un monde factice. Deleuze relie un cinéma de la "pulsion", du surgissement des pulsions, à ce qu’on a appelé naturalisme en littérature.

Le naturalisme pour Deleuze n’est pas le réalisme. Il y a bien description d’un monde, avec une force réaliste, un monde qui existe dans le réel, mais il existe aussi, sous-jacent, un monde caché. Chez Lynch on voit l’importance de se baser sur des décors qu’il connaît et dont il peut retranscrir l’ambiance, pour en montrer les mondes sous-jacents.

vlcsnap-2017-04-06-13h05m01s127

Deleuze parle du monde « dérivé », c’est le monde qu’on connaît. Mais un cinéaste naturaliste aura ce sentiment du « comme si » face à ce monde dérivé : on y fait semblant. Qu’est-ce qui se cache derrière ? Chez Lynch, le monde dérivé est souvent accueillant, souriant, mais trop souriant, confortable, mais un peu trop confortable (le début du film, au ralenti : beau mais trop beau - artificiel. Qu'est-ce que ça cache ?).

Tout ça n’est que le monde « dérivé », il y a un monde « originaire » selon Deleuze, chez les naturalistes.

C’est le monde des pulsions.

vlcsnap-2017-04-06-13h06m16s460  vlcsnap-2017-04-06-13h06m07s884 

vlcsnap-2017-04-06-13h06m28s513

vlcsnap-2017-04-06-13h07m55s325

On voit bien chez Lynch que les mondes dérivés paisibles recèlent un monde originaire caché : dans Blue Velvet, c’est un quartier de la ville qui est plus lugubre.

Dans Elephant Man, l’hopîtal est le monde dérivé, bien éduqué, agréable, rassurant – et derrière la fenêtre, la ruelle sombre d’où surgissent des poivrots menaçants. Dans Twin Peaks, le village chaleureux, plein de bons café et de donuts, et la forêt inquiétante, ses hiboux et ses monstres.

Pour Deleuze, le monde originaire est : « à la fois commencement radical et fin absolue ». Tôt ou tard, on retournera tous au monde originaire... C'est très visible chez Lynch, où les fins cosmiques montrent souvent un passage dans cet autre monde, qui n'apparaît plus alors comme si terrifiant.

Comme l'explique Deleuze, pour les auteurs naturalistes, le monde originaire existe, il opère au fond du milieu réel. Il révèle la violence et la cruauté de ce monde réel (dérivé).

vlcsnap-2017-04-06-13h08m43s582

vlcsnap-2017-04-06-13h09m20s735

vlcsnap-2017-04-06-13h09m17s193 vlcsnap-2017-04-06-13h09m26s530

Deleuze voit dans les films naturalistes les pulsions comme des symptômes du monde originaire, dans le monde dérivé. Dans Blue Velvet, ces pulsions sont le voyeurisme de Jeffries, les scènes de sexe entre la chanteuse et Frank, mais aussi entre elle et Jeffries. Les blessures qu’il a sur le visage quand il revient de ses virées sont aussi les symptômes, preuves du monde originaire violent qui viennent salir son visage trop propre. Et bien sûr l'apparition de la femme nue et tumefiée, dans le jardin propret, vers la fin du film.

Deleuze parle d’un deuxième signe dans le naturalisme, ce sont les fétiches, ces objets du monde originaire, présents dans notre monde dérivé. Quelque chose qui n'a rien à faire là et qui déstabilise, qui choque. Dans Blue Velvet, c'est l’oreille coupée par laquelle tout commence. Une oreille pleine d'insectes grouillants - qui rappelle des images des films de Luis Bunuel. 

Et chez Lynch de manière générale, beaucoup d’objets sont la preuve d’un autre monde : la bague de jade verte dans Twin Peaks, la clé bleue et la boîte bleue dans Mulholland drive, la VHS dans Lost Highway

vlcsnap-2017-04-06-13h22m08s141

vlcsnap-2017-04-06-12h59m17s629  vlcsnap-2017-04-06-12h59m12s569

vlcsnap-2017-04-06-13h14m49s521

L’introduction du film est presque un manifeste de naturalisme : elle va du monde dérivé trop parfait, ou rien de grave ne peut arriver, jusqu’aux insectes grouillants sous la terre comme des monstres, et le chien agressif sur le corps de son maître en train de mourir dans le gazon qu'il arrosait.

Chez Zola, le naturalisme est symbolisé par le personnage du Docteur Pascal dans le premier tome des Rougon Macquart, qui se tient à l'écart des affaires politiques de sa famille, pour observer de loin le fonctionnement de ses congénères comme il observe les animaux ou les cadavres qu'il dissèque et sur lesquels il conduit des expérimentations. Le rapport de l'homme à l'animal est fréquent chez les naturalistes, influencés par les découvertes de Darwin auxquelles ils donnent une vision inquiétante. C'est fort présent chez Lynch et donc dans Blue Velvet, des insectes qui grouillent au début du film, au comportement animal de Frank, et à l'image finale de l'oiseau qui tue un scarabé. Dans ses autres films, notamment dans Twin Peaks, cette présence animale existe bien : ce sont les hiboux qui peuvent être en lien avec les humains, les humains qui hurlent comme des loups quand ils sont enfermés en cage, etc.

vlcsnap-2017-04-06-13h01m20s723 vlcsnap-2017-04-06-13h01m51s269vlcsnap-2017-04-06-13h01m03s941 vlcsnap-2017-04-06-13h00m56s112

Enfin, dernière idée naturaliste chez Lynch, celle de voir derrière les choses. On a cette idée de microscope chez Lynch, dans Blue Velvet avec les insectes, ce qui est tapi, grouillant, sous la terre. Au-dessus les hommes, leur société, leurs villages... Mais encore au-dessus, le cosmique, le grand tout. Les fins chez Lynch sont toujours cosmiques, tournées vers l’idée d’un au-delà... Où tout le monde est réuni.

vlcsnap-2017-04-06-13h25m37s024

Pour Lynch, le monde est comme un puzzle à déchiffrer. On n’est pas maître du monde, on ne comprend pas tout. Il y a toujours un mystère qui reste à élucider dans les films de Lynch, et le cinéaste y tient - il n'explique jamais le contenu de ses films. Lynch est un cinéaste assurément mystique, croyant dans sa doctrine de méditation transcendentale, persuadé de trouver ses idées dans "le grand champ unifié".

Pour parler de cette idée, d'un élément qui reste absurde au coeur de chacun de ses films, Lynch aime à évoquer la comparaison avec les canards, et les yeux du canard. En gros, on pourrait (peut-être !) expliquer ce concept comme suit : l'oeil du canard semble n'avoir rien à faire là, il est bizaremment placé et très différent du reste du corps du canard ; mais si on l'enlevait, le canard serait incomplet !

Dans Blue Velvet, la scène "eye of the duck" est celle du playback de In Dreams, la chanson de Roy Orbison.

Nicolas le 7/4/2017, merci à Julia et Vivien !

Publicité
Publicité
Commentaires
Ciné-Club des Esthètes de la Rue Truffaut
Publicité
Archives
Derniers commentaires
Publicité