Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ciné-Club des Esthètes de la Rue Truffaut
21 avril 2017

Séance 26 - "Lost Highway"

David Lynch assume son goût pour les truquages les plus artisanaux, issus du surréalisme des débuts du cinéma.

Dans Cinéma et Magie, l'auteur Maxime Scheinfeigel voit lui aussi Lost Highway comme un film d'illusionniste. Il le compare (comme dans la vidéo ci-dessus), à Jean Cocteau, mais cette fois à Orphée.

9782200355586-T cocteau-orphee_1950jpg

Il arrive que le cinéma contemporain, pourtant habitué aux fastes inépuisables des images virtuelles en tout genre, préserve la simplicité des représentations, dès lors qu'elles jaillissent d'un contact direct avec la pensée magique. Lost Highway est un film sophistiqué dans l'oeuvre complexe de David Lynch. Pourtant, ce film reprend la figure coctalienne du passage dans le miroir. Certes, il l'obscurcit et la rend plus mystérieuse mais l'économie figurative est aussi élémentaire que celle de Cocteau. Le passage prend place dans une scène capitale qui marque la césure du film. Le personnage principal, Fred Madison, pénètre lui aussi dans un autre monde grâce à une interface : le mur noir de sa chambre dans les ténèbres duquel il s'enfonce jusqu'à disparaître. Madison (...) serait-il par le fait un avatar d'Orphée ? Il est musicien, peut-on avancer comme premier élément de réponse; De surcroît, son épouse est également concernée par le passage dans le miroir : à l'instar d'Eurydice, elle en meurt. Et enfin, Madison, confronté comme Orphée à son reflet dans un miroir, est allé dans un autre monde. 

vlcsnap-2017-04-23-22h02m22s543 vlcsnap-2017-04-23-22h02m39s222vlcsnap-2017-04-23-22h02m53s968 vlcsnap-2017-04-23-22h03m10s283vlcsnap-2017-04-23-22h03m17s991 vlcsnap-2017-04-23-22h11m15s037

vlcsnap-2017-04-23-21h55m12s025

(...) Le spectateur est contraint de se poser la question suivante : en quoi ce mur est-il un miroir ? La séquence a beau comporter deux miroirs, l'un bien réel dans la salle de bain du couple, l'autre imaginaire, ou plutôt, virtuel dans le monde où pénètre Madison, la réponse dépend ici d'une interprétation du récit. Mais le spectateur voit bien que l'homme réapparu dans la chambre n'est plus le même et que son environnemment en est entièrement changé. Madison est bel et bien un revenant, ainsi le monde est double, faut-il comprendre. Toute la suite du film déploie cette qualité nouvelle des êtres et des choses, une conception déjà à l'oeuvre dans Twin Peaks et que Lynch creusera dans un film postérieur, Mulholland drive.

Comme le souligne Maxime Scheinfeigel, la qualité duelle des êtres est au coeur de Lost Highway et du film suivant de David Lynch Mulholland drive, en même temps qu'elle germait dans Twin Peaks.

Si un point commun autre que la ville de Los Angeles réunit la trilogie Lost Highway, Mulholland Drive, et Inland Empire, c'est bien le flottement qui existe dans ces films autour du personnage principal. Il n'y a jamais un seul personnage principal, mais deux, et leurs identités sont interchangeables, voir modifiables à l'infini. Dans Lost Highway, Fred Madison semble "emprunter" le corps et l'âme du jeune Pete Dayton. Ainsi, la seconde partie du film suit ce nouveau personnage, Pete, apparu dans la cellule de prison à la place de Fred, et  apparemment sans lien avec ce premier personnage. Or, comme l'écrit Maxime Scheinfeigel dans Cinéma et Magie, "la fin du film épaissit encore le mystère qui devient totalement opaque : Dayton est à son tour escamoté, Madison réapparaît. Questions sans réponse aucune : comment est-il revenu ? d'où vient-il ? Au bout du compte, règne cette seule vérité de la fiction : inexplicables, les événements sont surnaturels ; surnaturels, ils sont inexplicables. La pensée magique est intacte."

Qu'est-ce que la pensée magique ? Le sociologue et ethnologue Lucien Lévy-Bruhl la définit comme le reste, dans notre subconscient, d'une mentalité primitive. La pensée magique, source des superstitions, nous pousse à interpréter des phénomènes par une logique irrationnelle, quand la raison n'est pas capable de nous fournir la solution. C'est l'enfant qui voit la pluie tomber, et juste avant, un oiseau s'envoler, et pense que c'est l'oiseau qui provoque la pluie en s'envolant.

Lost Highway, Mulholland drive, et Inland Empire, sont des films plus déstructurés que les premiers films de Lynch. On serait tenté de les expliquer comme on résoudrait un puzzle : telle scène est un rêve, telle autre la réalité... D'ailleurs, dans Lost Highway, il est dit que Fred n'aime pas les caméras car il préfère "créer ses propres souvenirs." Mais une simple explication psychanalytique ne suffit pas aux films de David Lynch. Le cinéaste veut nous inviter à des pensées plus irrationnelles. Des éléments viennent volontairement contrecarrer toute explication trop terre-à-terre (chercher la preuve de la folie du personnage par exemple, et croire que tout n'est que le délire d'un fou). Par exemple, dans Lost Highway, les policiers disent bien que des empreintes digitales de Pete Dayton sont partout sur les lieux du meurtre - indiquant que Pete Dayton existe bel et bien et n'est pas qu'une projection de l'imaginaire de Fred. Un clin d'oeil amusé de Lynch vient s'amuser des tentatives d'explications trop rationnelles de ses films : la mystérieuse cassette VHS, trouve sa réponse toute faite dans la bouche de Renée dans une scène, qui affirme qu'elle est sûrement et tout simplement dûe à "un agent immobilier" !

vlcsnap-2017-04-23-22h00m59s323

Dans Fire Walk With Me, Laura Palmer accédait à des réalités secrètes cachées derrière les apparences du monde. Elle voyait des créatures (Bob, Mrs Tremond et son petit-fils), par l'épuisement psychologique dont elle souffrait. Dépressive, droguée, malheureuse, la jeune fille sombrait dans l'autre monde (on le voit bien aussi dans le livre Le Journal secret de Laura Palmer de Jennifer Lynch). Chez Lynch, "l'autre monde" existe bien. Mais il est à la portée des êtres sensibles, des rêveurs, ou des personnages qui souffrent, qui vivent dans un état second. Le père de famille d'Eraserhead est quasiment muet, un peu "autiste" et effrayé du monde qui l'entoure ; John Merrick est l'Elephant Man qui par son physique est un être différent ; dans Blue Velvet, Jeffrey est un jeune homme rêveur, dont sa petite copine se demande s'il est "détective ou bien pervers". Ces premiers films montraient la découverte des mondes parallèles par ces personnages à la sensibilité exacerbée. A partir de Twin Peaks Fire walk with me et du personnage de Laura Palmer, puis dans sa trilogie Lost Highway, Mulholland drive, Inland Empire, Lynch se plonge dans l'esprit de ces personnages-là. Il réalise alors des films entre mysticisme et psychanalyse. Il suit le processus de la folie, de la dépression, du suicide, dans ces quatre films, vécus par le spectateur comme un voyage dans l'inconscient des personnages. Mais aussi, ces mondes parallèles dans lesquels voyagent les personnages semblent bien réels, et non de simples images issues d'un cerveau abîmé.

Dans Cinéma et Magie, Maxime Scheinfegel poursuit son analyse de Lost Highway ainsi : "Madison est un magicien à la manière d'un sorcier ou d'un chaman, car il a un corps ici-bas et un double ailleurs. Ce double est son corps astral qui peut prendre n'importe quelle apparence. Un magicien serait plus précis. Il dirait que le corps astral de Fred Madison s'est emparé de Pete Dayton, qu'il l'a possédé et que toute l'aventure de ce dernier dans un des épisodes de Lost Highway est bien celle d'une transe de possession. Oui, mais rien d'un tel scénario est explicite. Le film invite le spectateur à des spéculations insensées dont il rend crédible l'éventualité en se tenant toujours en deça de la démonstration. En fait, Lost Highway restitue au cinéma ce qu'il avait trouvé dans son origine mélièsienne : l'art de la suggestion en tant qu'il est une force créatrice. Par la suggestion, l'image de la réalité n'est pas simplement altérée, elle est ouverte à son double."

Et en effet, tout est double dans Lost Highway  (comme si Lynch n'était jamais sorti indemne des mondes jumeaux de Twin Peaks). Il y a bien sûr Fred et Pete, mais il y a aussi les deux femmes, Renée et Alice, jouées par la même actrice Patricia Arquette. Il y a aussi le "mafieux", d'abord appelé Mister Eddy, puis Dick Laurent.

45_02 Lost-Highway-david-lynch-11179524-1024-429 vert

La dualité des deux femmes évoque aussi Vertigo d'Hitchcock, film déjà cité visuellement dans Elephant Man (les images d'introduction sur les parties du visage de la mère), et dans Twin Peaks par le personnage de Maddy joué par Sheryl Lee, qui interprète aussi la morte Laura. La référence sera renouvellée dans Mulholland drive. Dans Lost Highway, la structure en deux parties rappelle Vertigo par la manière dont la seconde partie "rejoue" la première. Dans le film d'Hitchcock, la mort de Madeleine marque la fin de la première partie ; dans la seconde partie, Scottie se sent coupable de cette mort, retrouve le double de Madeleine en Judy, et cherche à la réincarner. Or, il découvre qu'il est innocent de la mort de Madeleine, puisqu'elle n'est pas morte et que Judy est bien Madeleine. Scottie n'est que la pauvre victime d'un complot diabolique. Une seconde partie qui, dans ce film très onirique, pourrait être le rêve de Scottie enfermé à l'hopital, où il est vu au milieu du film (dans "l'entre-deux parties", charnière, du film). Lost Highway serait alors une subtile réécriture de Vertigo : Fred, enfermé dans sa cellule, se rêve une autre vie, dans laquelle il est poussé au meurtre par Alice, devenue une femme fatale, perverse, actrice de porno. Il n'est plus le mari impuissant sexuellement, jaloux et potentiellement violent, de la première partie, mais un jeune garçon innocent et berné de toute part.

Lost Highway joue aussi de manipulations temporelles. Quand Pete apparaît - et donc, potentiellement, quand la "possession" du jeune homme par Fred commence - Pete regarde le jardin de son voisin, dans lequel traînent des jouets d'enfants, une piscine, un tuyau d'arrosage et un petit chien. Une image nostalgique, qui exprime peut-être un désir de retour en arrière. Cette image évoque aussi Blue Velvet (le chien et le tuyau d'arrosage étant en tout point similaires à ceux du début du film de 1986).

vlcsnap-2017-04-23-22h01m31s156 vlcsnap-2017-04-23-22h01m47s463

Un personnage semble survoler le temps et les espaces, c'est l'Homme Mystérieux qui hante le film. Il hante d'ailleurs les films de Lynch, prenant diverses formes (Bob dans Twin Peaks notamment). Le dédoublement de sa présence est montrée dans une scène merveilleuse, où Lynch utilise l'outil sonore comme le ferait un illusionniste : l'Homme Mystérieux prétend à Fred être au même instant chez lui, et Fred en a la preuve en téléphonant à son propre domicile. L'Homme Mystérieux lui répond alors, tout en étant en face de lui, ailleurs. Un présentation de ses "pouvoirs" diaboliques, qui annonce le futur dédoublement de Fred. Au final, Fred sera à son tour magicien : à la fin du film, comme revenu dans le temps, il s'appelle lui-même à son interphone et prononce la mystérieuse phrase qu'il avait entendue, au début du film, "Dick Laurent is dead". Le film devient alors une spirale infernale, où le temps est peut-être à interpréter selon des conceptions orientales plutôt qu'occidentales (l'Homme Mystérieux parle d'ailleurs de l'Orient à une reprise dans le film). L'éternel recommencement, la spirale infernale, était aussi le motif central de Vertigo d'Hitchcock.

Les films de David Lynch contiennent bien souvent un "trauma" originel, à l'origine du mal qui traverse ses films. Ici, une première scène traumatisante semble être celle de l'acte sexuel manqué de Fred. La manière dont Lynch saisit en gros plan la main de Renée, qui tapote le dos de Fred d'une manière condescendante, créé l'impression d'un malaise irremédiable. La musique et les effets sonores viennent donner à cette scène un sentiment terrifiant. Peut-être Fred tue-t-il son épouse aussitôt - la structure éparpillée du film nous empêche de le dire clairement. Mais ce meurtre sera le second trauma du film, le "vrai" - une image brutale, violente, que Fred ne s'explique pas. La VHS semble lui prouver, pourtant, il n'en a pas souvenir. Entre ces deux instants, deux images typiquement Lychéennes apparaissent, celle de flammes dans l'âtre d'une cheminée, et celle d'une fumée s'élevant à l'intérieur de la maison, évoquant la montée du mal chez Fred.

vlcsnap-2017-04-23-21h56m08s768 vlcsnap-2017-04-23-21h56m19s906vlcsnap-2017-04-23-21h56m26s099

vlcsnap-2017-04-23-21h56m53s779 vlcsnap-2017-04-23-21h57m16s187

Slavoj Zizek dans son documentaire Pervert's guide to cinema, donne son interprétation du film comme suit : Fred, pour échapper à son crime, s'invente une autre réalité. Zizek relève que les traces du film noir semblent indiquer que le chapitre de Pete Dayton n'est qu'un rêve, une fantaisie. La scène de course-poursuite du gangster sur les hauteurs de Los Angeles, avec le panneau "Hollywood" venant insister sur l'aspect surjoué de la chose, est peut-être un indice du côté factice de la vie de Pete. Los Angeles, ville des apparences, des illusions, dans la trilogie de Lynch - dans Lost Highway, c'est l'industrie du porno qui est la marque des illusions. Les pornos, donnés par cassettes VHS, et qui renvoient aux VHS de la première partie et aux suspicions de Fred sur la vie sexuelle secrète de sa femme. Slavoj Zizek note également que les capacités sexuelles de Pete sont excellentes, à l'inverse de Fred - ce qui pourrait coller avec l'idée de Pete comme projection rêvée par Fred. Lost Highway serait alors, selon Zizek, un film miroir avec Mulholland drive, dans lequel le film commence par une réalité alternative et rêvée par l'héroïne, avant de retrouver la triste réalité dans la dernière partie.

vlcsnap-2017-04-23-22h23m24s120 vlcsnap-2017-04-23-22h22m28s600

Nicolas, le 23/04/2017, merci à Alexander !

Publicité
Publicité
Commentaires
Ciné-Club des Esthètes de la Rue Truffaut
Publicité
Archives
Derniers commentaires
Publicité